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Medhat Shafik, Sans titre, 2000
Peintre, architecte, scénographe égyptien.
La création du pavillon égyptien vaut à Shafik lors de la XLVIème édition de la Biennale de Venise, en 1995, le Lion d'or du meilleur pavillon.

 

Ces jours-ci, loin des vives clartés de nos étés trop courts, j'ai repensé à Venise.

 

Je me trouvais à Venise en octobre, il y a deux ans. Il tombait des cordes, il faisait froid. Je me souviens de la Biennale transformée en champ de boue, du pavillon polonais, entièrement tapissé de dominos, du pavillon tchèque dans lequel un Christ, champion de gymnastique, exhibait ses muscles aux agrès, du pavillon égyptien qui ouvre sous les pieds du visiteur pressé de vivre un passage vers le royaume des morts. Je me souviens surtout d'une cabane de chantier, transformée en café oriental, dans laquelle on s'entassait pour visionner un film monté en boucle, dédié aux danseuses du ventre, aux prostituées du Caire, et autres femmes dangereuses. Les voix de Oum Kalsoum et de Cheikha Rimitti faisaient trembler les murs de la cabane. Les vêtements mouillés, les coeurs, fumaient.

 

Je suis allée, toujours sous la pluie, visiter le vieux cimetière de San Michele. Le vaporetto cheminait lentement dans la brume. Soudain, j'ai vu, au ras des flots, l'Ile des Morts de Böcklin.

Arnold Böcklin, Die Toteninsel, 1880

 

J'ai vu, ou plutôt reconnu, le regard sans paupière que l'invu tourne mystérieusement vers nous. Antérieur à la peinture, aux tombes, à l'île, ce regard me délivre, ici maintenant, une question sans date, à laquelle je ne trouve pas quoi répondre.

J'ai déposé un caillou blanc sur les tombes de Stravinski, Diaghilev, Ezra Pound.

Une masse de travaux inachevés
Sauvés par les écureuils et les geais ?

dit Ezra Pound (Canto CXVI).

J'ai regardé autour de moi. Personne. Peur de rater l'heure du bateau. On se hâte, quand le soir tombe, de quitter l'île noire.

 

Je me souviens aussi de l'Academia, triste comme la salle des coffres d'une banque de l'ancien empire austro-hongrois, du reflet d'or dans lequel se retranchent les rétables du quinzième siècle, de l'étroit cabinet dans lequel les Guardi et autres Canaletto sont piqués, comme des papillons, du sol au plafond.

Je venais voir La Tempête de Giorgione. Je l'ai aperçue, mais je ne l'ai pas vue. Je n'ai pu franchir le mur de chair humaine qui se dressait devant moi. Je n'en éprouve finalement aucun regret. Chose mentale, la tempête est ailleurs. Le Phantôme est dans ton coeur, dit Rousseau en marge d'une estampe de La Nouvelle Héloïse. Indifférente aux signes, la colombe, sur le toit, regarde sans voir.

Détail, la colombe sur le toit

Giorgione, La Tempête, détail

 

Plus tard, alors que je passais quai des Esclavons, il m'est revenu à l'esprit qu'autrefois le front de Venise était rouge, rouge du sang des fresques.

Palais Contarini

 

De l'ancien palais ducal byzantin, ou palais Ziani, dont l'édification marqua la naissance de la ville rouge, John Ruskin, dans Les pierres de Venise, dit qu'il était, comme tous les édifices avoisinants, couvert de sculptures et richement orné d'or et de couleurs.

Je songeais, en marchant, à ce kaléidoscope de couleurs, aujourd'hui disparu. John Ruskin retrace d'une encre mélancolique la fin du palais Ziani, qui est aussi celle de la Venise initiale :

C'est en 1422 que le décret de reconstruction du vieux palais fut rendu. Le 27 mars de l'année 1424, le premier coup de marteau des démolisseurs fut frappé sur le palais Ziani.

Ce premier coup de masse fut le premier acte de la période dite de la Renaissance. Il marque le glas de l'architecture vénitienne et de Venise elle-même. L'époque rayonnante de sa vie était close ; le déclin avait déjà commencé. On avait oublié ce qui était dû à la Venise d'autrefois ; mille palais pouvaient s'élever sur ses îles surchargées, mais aucun d'eux ne pouvait prendre la place ni rappeler le souvenir de celui qui avait été, dès l'origine, bâti sur le rivage désert. Il tomba et, comme si elle eût perdu son talisman, Venise ne refleurit pas.

Peintre des brumes de la Venise seconde, blanche et grise, Turner capte parfois certain rouge, relique de l'environnement polychrome dans lequel la Porta della Carta, bleu et or, figurait une trouée céleste parmi les mosaïques et les façades tyriennes du palais Ducal.

Turner, Plazza della Carta

 

J'ai reconnu ce rouge, miraculeusement transsubstantié, dans les vitrines des joailliers qui exposent, place Saint Marc, d'anciens colliers de corail, issus des ateliers de la Giudecca, où l'on travaillait l'or, les pierres et autres matériaux venus d'Orient. Le Titien place sous les pieds d'Andromède une branche de ce corail originel, en quoi s'entretient l'âme du rouge, i. e. le vif de la Sérénissime.

Le Titien, Andromède, détail

 

Le matin du même jour, montée sur le vaporetto au Lido, j'avais voyagé près d'une heure dans une aquarelle blanche et grise de Turner. Une page admirable de liquidité lourde et lente, de nébulosité spectrale, de suspens habité. Le bateau fait route dans l'espace pur. L'oeil se repose. De loin en loin, paline et bricole, graciles, signalent muettement des passes invisibles.

 

Soudain, surgie de nulle part, la Salute est en vue, pure, blanche, - un ange, au front chassieux des palais.

Turner, La Salute

 

Je me souviens d'avoir erré dans la Giudecca, à la recherche du fantôme de Casanova. Je n'ai pas retrouvé le casino dans lequel, flanqué du cardinal de Bernis, alors ambassadeur de France auprès de la République Sérénissime, Casanova s'accorde, au début de l'année 1754, un mois de fêtes galantes en compagnie d'une nonne bellissime, enlevée de son plein gré à son couvent.

J'avais cinq pièces meublées dans le meilleur genre, et tout semblait avoir été calculé pour l'amour, le plaisir et la bonne chère. On servait à manger par une fenêtre aveugle enclavée dans la paroi, munie d'un porte-manger tournant qui remplissait parfaitement la baie ; de sorte que les maîtres et les domestiques ne pouvaient point se voir. Ce salon était orné de superbes glaces, de lustres de cristal de roche, de girandoles en bronze doré, d'un magnifique trumeau placé sur une cheminée de marbre blanc, tapissé en petits carreaux de porcelaine de la Chine représentant à nu des couples amoureux dans toutes les attitudes et très propres à enflammer l'imagination ; des sofas élégants et commodes étaient placés à droite et à gauche. A côté se trouvait une pièce octogone, dont les parois, le parquet et le plafond étaient entièrement recouverts de superbes glaces de Venise, et disposées de manière à multiplier dans toutes les postures le couple amoureux qui s'y introduisait. Tout auprès se trouvait une belle alcôve avec deux issues secrètes ; à droite un élégant cabinet de toilette, à gauche un boudoir qui semblait préparé pour la mère des amours, et une baignoire en marbre de Carrare. Partout les lambris étaient ciselés en or moulu ou peints en fleurs et en groupes d'arabesques.

Casanova, Mémoires, tome I, chapitre XL, Pléiade, p. 823

 

Je n'ai pas retrouvé ce mirifique casino, mais j'ai relu avec délices le premier tome des Mémoires.

Après avoir fait du punch, nous nous amusâmes à manger des huîtres de la manière la plus voluptueuse pour deux amants qui s'adorent : nous les humions tour à tour après les avoir placées sur la langue. Lecteur voluptueux, goûtez-en et dites si ce n'est pas là sans doute le nectar des dieux.

Enfin, le temps de la plaisanterie étant fini, il fallait songer à des plaisirs plus substantiels...

Casanova, Mémoires, tome I, chapitre XLI, Pléiade, p. 841

Anton Raphael Mengs, attr., Giacomo Casanova à 35 ans, 1760

 

Je me souviens de la froideur du Campo del Ghetto Nuovo, trop vaste, trop nu, trop vide. Les immeubles de six étages sont là. Les âmes sont parties. Sans bagages. Ugo Pratt, dans la préface de Fable de Venise, parle merveilleusement de Mme Bora Levi, partie elle aussi, jamais revenue.

Mme Bora Levi me donnait une dragée, une tasse de chocolat épais et bouillant et deux biscuits sans sel que je n'aimais pas du tout. Puis grand-mère et elle, régulièrement, s'asseyaient et jouaient aux cartes, souriantes, murmurant des phrases qui m'étaient incompréhensibles.

Un peu embarrassé, j'allais à la fenêtre de la cuisine et regardais en bas une petite place herbeuse et sa margelle de puits recouverte de lierre. Elle porte le nom de Cour Secrète, dite de l'Arcane.

Un jour, Mme Bora Levi me prit par la main et me conduisit dans la Cour Secrète, éclairant notre chemin avec un menorah, le chandelier à sept branches. Chaque fois qu'elle ouvrait une porte, elle soufflait une bougie. Cette cour était pleine de scuptures et de graffiti : un roi armé d'un arc et d'une flèche enfourchant un dieu ; un nouveau-né ; une chasseresse avec flèche et arc elle aussi ; une vache à un seul oeil ; une étoile à six pointes ; un cercle tracé sur le sol pour y faire danser une jeune fille nue ; les noms des anges déchus, fiel de Dieu : Samaël, Sataël, Amabiel. La dame juive me parlait de toutes ces choses et répondait à mes questions.

Zoran Music, Façade à Venise

 

La nuit tombe vite à Venise. Le soir, sur le Grand Canal, on voit de loin en loin des façades mortes. D'autres sont toujours vivantes. Je scrute depuis le vaporetto les scènes qui se découpent dans l'encadrure des fenêtres allumées. Dans un palais chargé d'histoire, Monsieur et Madame soupent à la cuisine, sur une table en Formica, comme tout le monde.

Hugo Pratt, Fable de Venise

 

J'ai aimé Venise pour ce mélange des genres, des styles, des mondes, des histoires. Pour ce battement des coeurs, qui bougent comme leurs portes. Pour cette réverbération de voix lointaines, - comme le bruit d'un coquillage au fond de la mer.

J'aime que, par effet de bougé sans pourquoi, d'autres rêves s'épanchent dans la conque invisible de la vie immédiate.

 

Bibliographie :

John Ruskin, Les pierres de Venise, collection Savoir, éditions Hermann, Paris, 1983.

Casanova, Mémoires, trois volumes, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 1960.

Ugo Pratt, Fable de Venise, Casterman, 1981.

Guido Fugo et Lele Vianello, Le Guide de Venise - Les balades de Corto Maltese, Casterman, 1999.

Les deux premières planches en noir et blanc reproduites dans cet article sont tirées de l'ouvrage ci-dessus.

La troisième planche est tirée de Fable de Venise de Ugo Pratt.

 

 

 

Novembre 2005