Gérard de Nerval et la légende
de Nicolas Flamel

 

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Le Pont-Neuf, le Louvre et le quai de la Mégisserie entre 1845 et 1850
Daguerréotype panoramique, image inversée par rapport à la réalité
Vue : 10,7 cm x 37,9 cm
Plaque : 12 cm x 38, 5 cm
Anonyme, Musée Carnavalet

 

Né le 22 mai 1808 rue Saint-Martin, au n°96 (actuellement n° 168), baptisé le 23 mai à l'église Saint-Merri, Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, constitue l'une des figures les plus célèbres et les plus émouvantes de ce très ancien quartier de Paris.

Maison natale de Gérard de Nerval, 168 rue Saint-Martin
Cliché personnel

Situé sur la rive droite de la Seine, bordé à l'Ouest par le 1er arrondissement, au Nord par le 3eme arrondissement, à l'Est par les 11eme et 12eme arrondissements, le quartier Saint-Merri se trouve délimité, au Nord par la maison de l'alchimiste Nicolas Flamel, au Sud par la tour Saint-Jacques, vestige de l'ancienne église Saint-Jacques de la Boucherie, financée et embellie par Nicolas Flamel, aujourd'hui disparue. Peuplé de superstitions et de légendes, le quartier conserve, aujourd'hui encore, la mémoire secrète d'un Moyen-Age hanté.

Fin 1808, Etienne Labrunie, père de Gérard, est nommé au poste de médecin de l'armée du Rhin. Marie Laurent, son épouse, le suit. Elle meurt, sans avoir revu le petit Gérard, le 29 novembre 1810. Elle est inhumée à Gross-Glogau, Silésie (aujourd'hui Glogow, Pologne).

Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d'une fièvre qu'elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d'être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l'armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.

Je n'ai jamais vu ma mère...

Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, IV, Juvenilia

Mis en nourrice dès juin 1808, à Loisy, sur la route qui va d'Ermenonville à Mortefontaine, Gérard Labrunie, après la mort de sa mère, est confié à l'oncle de cette dernière, Antoine Boucher, qui réside à Mortefontaine.

Livré souvent au soin des domestiques et des paysans...

Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, IV, Juvenilia

En 1814, le docteur Labrunie, démobilisé, s'installe 72, rue Saint-Martin (3e). Gérard retourne chez son père.

Je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l'or noirci de lers uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m'embrassa avec une telle effusion, que je m'écriai :

- Mon père !... tu me fais mal !

De ce jour, mon destin changea.

Nerval, Promenades et souvenirs, IV, Juvenilia

Gérard Labrunie a six ans. Le quartier Saint-Merri lui appartient. Il apprend à le connaître comme sa poche, d'abord seul, puis en compagnie de ses amis du collège Charlemagne, dont le facétieux Théophile Gautier.

Indépendamment des épisodes de voyage, puis des périodes d'internement à la clinique du Docteur Blanche, Gérard Labrunie, devenu Nerval, ne quittera plus les parages du quartier Saint-Merri. En 1853, au sortir de la clinique, il s'installe chez sa tante, rue Rambuteau (3e). Dernier domicile personnel : rue Neuve-des-Bons-Enfants (1er) (actuellement rue Radziwill), à la lisière des premier, troisième et quatrième arrondissements. Avant-dernière nuit : rendez-vous au Théâtre Français et souper dans le quartier des Halles. Dernière nuit : rue de la Vieille-Lanterne (aujourd'hui disparue), derrière le Châtelet, dans le vieux quartier de la boucherie.

Le périmètre nervalien, plan

On parle souvent de la manie ambulatoire de Nerval. Le périmètre de divagation du poète reste toutefois limité. J'aime ces petites villes qui s'écartent d'une dizaine de lieues du centre rayonnant de Paris, dit Nerval dans Les Nuits d'Octobre (I, Le Réalisme). Avec le temps, observe-t-il par ailleurs, la passion des grands voyages s'éteint, à moins qu'on n'ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer.

L'existence de Gérard de Nerval se déroule ainsi, pour l'essentiel, dans un territoire d'environ 3 km2 - sa patrie -, dont le périmètre est aussi celui de sa destinée. Le sort du poète bascule, à l'intersection des premier, troisième et quatrième arrondissements de Paris, dans le cadre d'un ilôt d'insalubrité, aujourd'hui rayé de la carte, qui signe en 1855 l'horreur urbaine, - cloaque au fond duquel pourrissent indifféremment misères humaines et déchets de la boucherie.

Bouchers parisiens, quartier des Halles

Le matin du 26 janvier 1855, Gérard de Nerval est retrouvé pendu, rue de la Vieille-Lanterne, derrière le Châtelet. Il n'a pas de manteau. La veille, en soirée, le poète a emprunté sept sous pour manger. Paris disparaît sous la neige. Il fait moins 18 degrés.

Rue de la Vieille Lanterne, gravure d'époque

Rue de la Vieille-Lanterne

Paris et son histoire : Volume I. Fig. p.133. Le Grand Châtelet et ses environs. Rue de la Vieille-Lanterne et grille où l'on a trouvé le cadavre de Gérard de Nerval, en 1855. Rue démolie cette même année.

 

 

Située au 51 de la rue de Montmorency, i. e. à 500 m du 76 rue Saint-Martin, domicile du docteur Labrunie, la maison de Nicolas Flamel est considérée, à ce jour, comme la plus ancienne de Paris.

Eugène Atget, Maison de Nicolas Flamel, 51 rue de Montmorency
Photographie positive sur papier albuminé d'après négatif sur verre au gélatinobromure, 1900, BNF

 

Maison de Nicolas Flamel, 51 rue de Montmorency
Cliché personnel

Edifiée en 1407, la maison de Nicolas Flamel porte, sur la façade, l'inscription suivante :

Nous homes et femes laboureurs demourans ou porche de ceste maison qui fut faite en l'an de grâce mil quatre cens et sept somes tenus chascun en droit soy dire tous les jours une paternostre et un ave maria en priant Dieu que sa grâce face pardon aus povres pescheurs trespasses Amen.

Maison de Nicolas Flamel, trumeau de porte, détail)
Cliché personnel

Nicolas Flamel, qui, au dire des chroniques, n'a jamais habité la maison éponyme, a fait édifier cette dernière pour loger les plus démunis. La maison dite de Nicolas Flamel fait partie du réseau d'établissements charitables créés à partir de 1407 par cet homme de foi.

On ne sait rien sur l'origine de la fortune acquise par Nicolas Flamel, écrivain public de son état, plus tard, libraire de l'Université. La légende veut qu'il ait hérité d'Abraham le Juif une recette métallique, recette qu'il éprouva et qui fit de lui l'un des plus riches de son temps, témoin les superbes bâtiments qu'il a fait élever (Roch Le Baillif, Le Derosterion, 1577-1578).

Maison de Nicolas Flamel, trumeau de porte, détail
Cliché personnel

Toutes les maisons acquises par Nicolas Flamel sont ornées d'inscriptions en façade. Ce sont les dites inscriptions qui ont inspiré, du vivant même de leur commanditaire, les premières tentatives d'interprétation hermétique. A la mort de Nicolas Flamel, toutes les maisons sont fouillées, entre autres, le domicile personnel de ce dernier, situé dans l'actuelle rue Marivaux. On cherche de l'or, la pierre philosophale, des livres de chymie.

Victor Hugo évoque cet épisode dans Notre-Dame de Paris :

Comme Claude Frollo avait parcouru dès sa jeunesse le cercle presque entier des connaissances humaines positives, extérieures et licites, force lui fut, à moins de s'arrêter ubi defuit orbis, force lui fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments à l'activité insatiable de son intelligence. [...] Alors il avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, matérielle, limitée; il avait risqué peut-être son âme, et s'était assis dans la caverne à cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen-âge, et qui se prolonge dans l'Orient, aux clartés du chandelier à sept branches, jusqu'à Salomon, Pythagore et Zoroastre.

C'était du moins ce que l'on supposait, à tort ou à raison.

Il est certain que l'archidiacre visitait souvent le cimetière des Saints-Innocents où son père et sa mère avaient été enterrés, il est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466; mais qu'il paraissait beaucoup moins dévot à la croix de leur fosse qu'aux figures étranges dont était chargé le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit tout à côté.

Il est certain qu'on l'avait vu souvent longer la rue des Lombards et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Écrivains et de la rue Marivaulx. C'était la maison que Nicolas Flamel avait bâtie, où il était mort vers 1417, et qui, toujours déserte depuis lors, commençait déjà à tomber en ruine, tant les hermétiques et les souffleurs de tous les pays en avaient usé les murs rien qu'en y gravant leurs noms.

Quelques voisins même affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l'archidiacre Claude creusant, remuant et bêchant la terre dans ces deux caves dont les jambes étrières avaient été barbouillées de vers et d'hiéroglyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves, et les alchimistes, pendant deux siècles, depuis Magistri jusqu'au père Pacifique, n'ont cessé d'en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillée et retournée, a fini par s'en aller en poussière sous leurs pieds.

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, IV, V

 

 

Gérard Labrunie, enfant, demeurait à proximité de la maison dite de Nicolas Flamel. Après une traduction du Premier Faust en 1827, complétée par celle du Second Faust en 1840, le poète publie en 1931, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, deux fragments de Nicolas Flamel, drame-chronique en trois actes, resté inachevé (recueilli in Le rêve et la vie). Par la suite, il rédige, en collaboration avec Alexandre Dumas, L'Alchimiste, drame représenté au théâtre de la Renaissance en 1839, puis, en collaboration avec Joseph Méry et Bernard Lopez, L'Imagier de Harlem, drame-légende à grand spectacle, représenté au théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1851.

Portrait de Laurent Coster

Laurent Coster

Dans Nicolas Flamel, instruments d'alchimie, fioles d'élixirs, livres de sciences, ont dévoré tout l'avoir du héros.

Pernelle, sa femme : Pauvre Flamel ! si du moins il me rapportait quelque bon espoir, - quelque secours inattendu ! mais de qui viendraient-ils ? - On fuit plus qu'une ladrerie une maison où règne la misère !

[...]

Pernelle : Personne ne veut nous secourir... Nos parents, - nos amis...

Flamel : Personne. "Je mérite mon sort", disent-ils ; j'avais un bon état de copiste, - pourquoi l'ai-je quitté pour courir après la science ?...

Pernelle : Hélas !

Flamel : Les découvertes que j'ai faites, les lumières que j'ai apportées, tout cela arrêté, peut-être anéanti à jamais, faute de quelques misérables secours !

Pernelle : O mon Dieu ! plus d'espoir ! - et nos créanciers qui nous menacent !

Flamel : Ceci est le pire ! Oh ! que c'est chose lourde et humiliante qu'une dette ! quelle dépendance pour une âme qui a quelque fierté ! Flatter, supplier un homme que l'on méprise ; avoir à lui rendre compte du pain que l'on mange et de l'air que l'on respire !... Aujourd'hui encore, je rencontre un de ces hommes : "Vous vous promenez, monsieur Flamel ; et mon argent ? - Monsieur, lui dis-je, je n'en ai point... que puis je y faire ? - Vendez votre âme au diable !... et payez-moi !"

Dans L'Achimiste, le personnage principal, nommé Fasio, rend hommage à Nicolas Flamel, son maître vénéré :

Ne crains rien, Francesca, non je réussirai !

Car, Nicolas Flamel, mon maître vénéré,

Voilà cent ans passés, dans le livre hermétique

A déchiffré pour moi le mot cabalistique.

Eh bien ! l'heureux Flamel, au nom partout cité,

N'était qu'un écrivain en l'université,

Dont la main mercenaire, habile à la peinture,

Dans la souple arabesque encadrait l'écriture,

Et qui, si dans la lutte il n'eût vaincu le sort,

Né dans la pauvreté, pauvrement serait mort :

Mais non, Dieu mit en lui la sublime étincelle,

Et l'homme enfin connut la cause universelle ;

Si bien qu'au moment même où le monde trompé

De vulgaires travaux le croyait occupé,

Enfoncé dans sa nuit comme un plongeur dans l'onde,

Il voyait germer l'or dans la flamme féconde !

Et, sans jamais tarir son éternel filon,

Combinant le mercure et le soufre et le plomb,

Le mineur obstiné, chaque nuit, ô merveille,

Renouvelait vingt fois son oeuvre sans pareille.

Tant que, lorsqu'il mourut, sa femme et ses valets

En fouillant sa maison, ou plutôt son palais,

Trouvèrent assez d'or, si tu te le rappelles,

Pour bâtir un hospice et fonder trois chapelles !

Gérard de Nerval, Alexandre Dumas, L'Alchimiste, I,I

Dans L'Imagier de Harlem, Laurent Coster, le héros, a sacrifié tous ses biens pour fabriquer, en collaboration avec Gutenberg, Schaeffer et Faust, la première presse à imprimer. Le bourgmestre menace de saisir la machine, car Coster ne peut payer la patente. A noter qu'entre 1828 et 1830, Gérard de Nerval a travaillé dans une imprimerie.

Dans le désespoir où je suis, au fond de l'abîme où je viens de tomber, si le vieux démon de l'Enfer me demandait de signer un pacte avec lui !... Oh ! non !... l'homme n'a pas besoin de donner son âme pour vaincre son infortune ; l'homme a trois protecteurs puissants qui habitent avec lui, le Génie, la Patience et le Travail ! Avec ces trois auxiliaires, l'homme ne se brouille pas avec Dieu, et il est plus fort que le Démon !

Nerval, L'Imagier de Harlem, I, V

Clairement associées à la légende de Faust et au thème du pacte avec le Diable, les trois oeuvres mettent en scène le drame de l'artiste, habité par une vision intérieure, conscient de son génie, mu par le sentiment d'être investi d'une mission supérieure, mais condamné à la marginalité par une société qui n'a que faire du génie, quand elle juge celui-ci matériellement et idéologiquement improductif. Pourquoi investir dans l'imprimerie, l'édition, le texte, l'image, quand les affaires de Harlem offrent des opportunités autrement rentables ? Pourquoi des poètes, alors que, sous les coups du baron Haussmann, la bohême - fleur des pois ! - cède la place à l'argent-roi ?

Notre palais est rasé, raconte Nerval à propos de la rue du Doyenné (quartier de la place du Carrousel), dans Petits châteaux de Bohème. J'en ai foulé les débris l'automne passé. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s'était écroulé un jour, au XVIIIe siècle, sur six malheureux chanoines réunis pour dire un office, n'ont pas été respectées. Le jour où l'on coupera les arbres du manège, j'irai relire sur la place La Forêt coupée de Ronsard :

Ecoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang...

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter deux lots de boiseries du salon...

Gérard de Nerval, Petits châteaux de Bohème, Premier château, I. La rue du Doyenné

Walter Benjamin, dans Paris, capitale du XIXe siècle (1939), use d'une formule terrible pour définir la condition de l'artiste dans la société moderne : elle est sans issue. Quand le baron Haussmann, stratége de l'ordre social, se donne à lui-même le titre d'artiste démolisseur, le visage de la modernité elle-même nous foudroie. Tel le regard de la Méduse chez les Grecs.

Chantier de démolition

Chantier haussmannien

Le personnage nommé Fasio, dans L'Alchimiste, incarne, au moins provisoirement, l'autre Nerval, non le génie sans emploi, pourfendeur de chimères, mais l'homme d'une vision, qui puise aux sources profondes, celles des Mères, selon le mot de Goethe, ou celles de la vie invisible, la force, la grâce, de porter au jour la dite vision, d'en faire paraître - sublime étincelle - l'aura.

Enfoncé dans sa nuit comme un plongeur dans l'onde,

Il voyait germer l'or...

De quel or s'agit-il ? Certes pas du métal, distribué en espèces sonnantes, que Nerval n'eut jamais, hormis durant la courte période de 1934-1935 où, après avoir réalisé l'héritage de ses grands parents Laurent, il fonde Le Monde dramatique, entreprise littéraire ambitieuse dans laquelle il ne laisse pas d'engloutir l'héritage en question.

Vignette romantique,auteur anonyme ou inconnu

C'est avec Adolphe Bouchardy, et grâce à l'héritage que lui laisse son grand-père que Nerval, voulant mettre à exécution un projet vers lequel l'entraînait son goût passionné pour le théâtre et l'opéra, fonde Le Monde Dramatique, hebdomadaire plutôt luxueux, dont le premier numéro porte la date du 9 mai 1835 ; le programme encyclopédique est inscrit dans le sous-titre : Revue des spectacles anciens et modernes ; voulant rivaliser avec L'Artiste qui a déjà son public, elle est constituée de livraisons de 16 pages, à 20 centimes sans illustration et à 35 centimes illustrée de 2 gravures. Rapidement la revue est en perdition, et le 28 mai 1836 elle passe en d'autres mains (déclaration de faillite du 16 juin 1836, du tribunal de commerce de Paris). Nerval aura perdu 25000 francs soit les cinq sixièmes de son héritage et ces dettes le poursuivront durant de nombreuses années.

Librairie Marc Sainte-Marie - Livres anciens

De quel or s'agit-il donc ? L'homme Nerval se trouve à jamais perdu de dettes. Bien que, toute sa vie durant, il trime comme un galérien, il ne gagne rien, il rembourse. En 1854, un an avant sa mort, il quitte volontairement la clinique du docteur Blanche, afin de pouvoir payer les frais de séjour au sein de cette dernière, - travailler, travailler !

C'est cependant ce même homme, socialement aux abois, qui termine en décembre 1853, alors même que, suite à un épisode de délire, il est interné depuis octobre à la clinique du docteur Blanche, la rédaction des Filles du feu, chef-d'oeuvre de rêverie super-naturaliste, dans laquelle, dit Nerval, qui atteint ici au Grand Oeuvre, mes visions sont devenues célestes.

Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j'ai pleuré, j'ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de monstres contre lesquels je luttais obstinément, j'ai saisi le fil d'Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu, A Alexandre Dumas

Le charme des Filles du feu est inexplicable, fait de simplicité et de transparence. Rien de chimérique, au sens où l'entendent les cerveaux philistins, mais le vif du regard ingénu, le libre d'un coeur diaphane, la pureté d'une âme pénétrée de rayons.

Le narrateur évoque ici une journée à Othys, chez la tante de Sylvie. La table dressée dans la chaumière a le charme des toiles de Chardin :

Et elle alla cherchant dans les armoires, dans la huche, trouvant du lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trup de soin sur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés de larges fleurs et de coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait où nageaient les fraises, devint le centre du service, et après avoir dépouillé le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elle disposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la table. Mais la tante avait dit ces belles paroles : "Tout cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire à présent". Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée.

Siméon Chardin, Le panier de fraises des bois, vers 1761

Le charme de la scène est au premier chef celui de la vie ordinaire, restée si puissamment désirable au regard du narrateur, qui n'a rien connu. Il augure toutefois l'ouverture d'une autre scène, annoncée par le jet du fagot dans la chenimée, - le feu ! puissance des transmutations. Il s'agit d'une scène d'épithalame, dédiée aux noces mystiques de la fée des légendes éternellement jeune et d'un jeune homme du bon vieux temps, vêtu de l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé...

"Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle à Sylvie, qui voulait l'aider ; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu'à Chantilly ! tu m'en as donné, et je m'y connais. - Ah ! oui, la tante !... Dites donc, si vous en avez des morceaux de l'ancienne, cela me fera des modèles. - Eh bien ! va voir là-haut, dit la tante, il y en a peut-être dans ma commode. - Donnez-moi les clés, reprit Sylvie. - Bah ! dit la tante, les tiroirs sont ouverts. - Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé". Et pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après l'avoir passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceinture une petite clé d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avec triomphe.

Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois qui conduisait à la chambre. - O jeunesse, ô vieillesse saintes ! - qui donc eût songé à ternir la pureté d'un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d'un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi-martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princières s'était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu'on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne, élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C'était pourtant la même bonne vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l'âtre. Cela me fit penser aux fées de Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu'elles révèlent au dénouement, lorsqu'apparaît le temple de l'Amour et son soleil tournant qui rayonne de feux magiques. "O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie ! - Et moi donc ?" dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir. Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui criait du froissement de ses plis. "Je veux essayer si cela m'ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir l'air d'une vieille fée !"

"La fée des légendes éternellement jeune !..." dis-je en moi-même.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Sylvie, VI, Othys

Subsumant le réel, le légendaire découvre, au coeur de la chaumière, le possible d'une réalité invue, indépendante du lieu et du temps, éternellement jeune, éternellement commençante, éternellement à venir. Comme une quatrième dimension, si proche, si sensible au coeur. Pour devenir qui l'on est sur l'autre scène, il suffit de trouver la clé.

Le jeune homme du bon vieux temps, qui souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose et qui portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé, évoque, avec son attitude à demi-martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, un double idéalisé du père peu présent que fut le docteur Labrunie. La jeune femme à l'oiseau, attrayante, maligne, figure sans doute la mère bien-aimée, que le narrateur n'a jamais vue. Mais la portée de la scène déborde celle du roman familial. L'épisode découvre, sous ses airs de conte merveilleux, le caractère implicitement tragique de la métaphysique nervalienne.

Gérard de Nerval défend et illustre, toute sa vie durant, le possible d'une super-nature, ou, au sens obvie du terme, celui d'une sur-réalité, dont il chante la présence invisible, tel ces anges musiciens, chantres de la Jérusalem céleste, qui ornent la façade de la maison de Nicolas Flamel.

Maison de Nicolas Flamel, Ange musicien trumeau de porte, détail
Cliché personnel

Mais, alors qu'il évoque le possible d'une super-nature, le narrateur de Sylvie se trouve reconduit au théâtre des Funambules, i. e. par effet de bougé dans l'intuition initiale, au possible de la duplicité de l'être, par là au possible du dédoublement de l'horizon super-naturel sous le rapport duquel le théâtre de l'intime a réalité ou sens. Résurgence du théâtre des Funambules dans le le théâtre de l'intime et, plus originairement encore, démultiplication des visages et des masques dans le procès invisible du Vrai, trahissent le possible de l'indifférence entre mimêsis épagogique et mimêsis illusionniste, entre apparaître et apparence, image et mirage, vision super-naturaliste et silhouettes fantastiques du boulevard du Temple.

Louis Daguerre, Vue du boulevard du Temple, daguerréotype, 1839

 

 

Gérard Labrunie, lycéen, fréquentait, non loin de la rue Saint-Martin, les spectacles gratuits du boulevard du Temple, ou bagatelles de la porte - tours de force, jongleries, pantomime, etc. -. Il hante, plus tard, les mélodrames sanglants qui valurent à cette ultima Thulé du spectacle vivant le surnom de boulevard du crime. Le cinéma ressuscite les grandes figures du boulevard du Temple, dans Les enfants du paradis.

Le lycéen goûte là les émois dispensés par quelques reines de foire :

Cette forte femme qui se faisait casser des pierres sur le ventre, [...] Cette jolie fille aux cheveux rouges, avec son intéressante famille et son frère vêtu en Grec : qui de nous ne l'a aimée et admirée, et ne lui a consacré quelque rêverie de sa jeunesse lycéenne, elle qui soulevait si gracieusement ses petits frères, étagés en pyramide sur sa poitrine blanche et forte, pendant que tout son corps se repliait en queue de dauphin, image classique de l'antique sirène ! Oh ! ses cheveux aux ondes pourprées comme ceux de la reine de Saba, qui n'a frémi de les voir tendus par des poids de cinquante, qu'elle enlevait en se jouant !

J'ai rêvé, dira-t-il, en 1840, sous la dictée d'une émotion plus grave, dans la grotte où nage la sirène...

Gérard de Nerval, Les Chimères, El Desdichado

Plus tard, le poète fréquente le genre de représentations qu'il désigne sous le nom de parade épurée, naïves prestations du théâtre de foire, chargées cependant de significations latentes, et, au regard des indices fournis par le texte nervalien, susceptibles de prétendre, sous les dehors de l'illusion comique, au statut d'authentique palimpseste.

Le théâtre de la foire, détail
in THÉÂTRE DU XVIIIe SIÈCLE : JEUX, ÉCRITURES, REGARDS, essai sur les spectacles en France de 1700 à 1790
Éditions Espaces 34, Montpellier, 2000

Ceci est une terrasse élégante où se donne pourtant la représentation d'une parade épurée. Un monsieur en habit noir, qui ne déparerait aucune société, fait assaut de calembours et de dissertations plaisantes avec un nain bizarre, homme par la tête et marionnette par le reste du corps ; on parle de sujets fort élevés, d'histoire, de philosophie, de magnétisme ; il n'est plus question là de coups de bâton ni de coups de savate : le spectacle même de l'intérieur vise à l'instruction et à la morale... Je regrette seulement d'avoir entendu dire au guide des Alpes qu'il se plaisait à chasser le chameau dans les montagnes ; autrement, son drame est rempli d'intérêt. Ce brave guide s'expose à la mort pour sauver une infortunée qui périssait dans les neiges ; il la recueille dans sa chaumière, et, s'apercevant qu'elle veut quitter ses vêtements pour reposer, il s'éloigne modestement et va sortir malgré l'orage ; mais la maligne beauté le rappelle et se montre à ses yeux dans le costume léger des sylphides ; puis elle lui fait présent d'un talisman et d'un petit démon pour le servir. Ce troisième personnage est muet, de par M. le préfet de police, qui ne permet que le dialogue aux théâtres dits forains. Une foule d'incidents, de transformations et de péripéties jettent de l'intérêt dans ce drame naïf. Au milieu d'une scène touchante, où l'honnête guide, effrayé par quelques malices du jeune lutin, craint d'avoir hébergé une fille de l'enfer au lieu d'une aimable sylphide, cette dernière répond au scrupuleux Savoyard que ses prodiges n'ont rien qui puisse offenser la religion : "Et, ajoute-t-elle, je vais t'en donner une preuve".

Ici cette jolie personne, vêtue de gaze pailletée, descend de la scène dans l'orchestre, et reprend avec grâce : "Y a-t-il quelqu'un dans l'aimable société qui veuille choisir une carte ?" Un militaire se dévoue et prend le neuf de coeur ; la sylphide remonte et fait sortir d'un autre jeu la carte qu'elle n'a point vue. Le jeune héros rougit de cette sympathique divination. On continue par d'autres exercices de magie blanche, qui procurent au guide la conviction qu'il ne risque point son salut en usant de la protection qui lui est offerte, si bien que la sylphide l'enlève dans un char attelé de dragons, pour aller recevoir au ciel la récompense de son humanité.

J'avoue que cette intervention du spectateur dans le drame, ce frottement inattendu d'un soldat du 17e léger et d'une personne fantastique, m'avait enlevé un instant à l'illusion de la pièce.

Gérard de Nerval, Les bateleurs du boulevard du Temple, recueilli in Le rêve et la vie

On reconnaît les figures de la sylphide et du militaire, à l'air de famille qu'elles présentent avec celle du jeune homme, qui portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé, et celle de la jeune femme à l'oiseau, figures qui hantent la chaumière de la vieille tante, à Othys. Mais on remarque une bizarre démultiplication du rôle masculin - le guide, le militaire, le nain -, et, parallèlement à cette dernière, un recul critique, qui autorise, sous le couvert de l'ironie, la scission, au moins provisoire, entre la scène et l'autre scène, le théâtre forain et le théâtre de l'âme.

Je regrette seulement d'avoir entendu dire au guide des Alpes qu'il se plaisait à chasser le chameau dans les montagnes...

Le recul critique s'accompagne toutefois d'un aveu étrangement formulé, qui signe, de façon paradoxale, la rémanence de quelque vision plus ancienne. Ce frottement inattendu d'un soldat du 17e léger et d'une personne fantastique indique, nonobstant les dénégations du poète, que jusque dans l'effort de la raison critique, il n'y a point de scène qui ne soit toujours déjà celle du théâtre intérieur, et qu'à ce titre, rien ne se laisse déterminer ni comprendre autrement qu'oneiropoloumen comme dit Platon, ou comme en songe, de telle sorte qu'à l'instar des chemins qui mènent tous à Rome, même ce qui enlève un instant l'illusion de la pièce, participe encore de la dite illusion, au titre du théâtre dans le théâtre, de la pièce dans la pièce. Tous les chemins mènent ainsi à la schize, qui, avant de constituer le drame de quelqu'un, est d'abord celle de l'être, autrement dit celle du Vrai.

Même l'aventure du daguerréotype que Nerval emporta lors de son voyage en Orient, et dont il attendait qu'il lui permît de fixer ce que le coeur voit, partant, de produire l'empreinte du Vrai, même l'aventure du daguerréotype donc échoue à fournir l'épreuve escomptée. Le Vrai se réserve ailleurs, dans un gouffre, dit ailleurs Baudelaire, interdit à nos sondes.

En 1843, dans une lettre postée au Caire et adressée à Théophile Gautier, Nerval évoque un daguerréotype réalisé par ses soins, et que nous ne connaissons pas :

Je voudrais te peindre un kiosque qui est à Ronda mais je ne peux pas; c'est un escalier de terrasses avec des berceaux de verdure se surmontant par étages, jusqu'au pavillon placé en haut, [?] puis force cyprès d'un effet triste et charmant avec des colombes qui se perchent sur la pointe. Mais ce qui est merveilleux et que je puis encore moins rendre ce sont des plates-bandes formant des dessins de tapis, des fleurs, des dessins en tamarins très hauts. Cela a quelque chose de funèbre où l'on sent que les femmes doivent se promener au clair de lune, autour des bassins. Il y a des bosquets de jasmins ou de myrtes taillés ainsi circulaires, des citronniers taillés uniformément en quenouille, des orangers chargés de fruits, mais non taillés de grandes galeries peintes formant volières, un pavillon de marbre à colonnes où les femmes se baignent sous les yeux du maître. Je regrette de ne pouvoir t'envoyer mon épreuve daguerréotypée de ce dernier qui est à Schoubra ; quelque peintre t'en donnerait le dessin; il y a des crocodiles et des lions qui versent de l'eau, c'est illuminé pour les fêtes. Tout cela peut se faire en effet de nuit avec la lune, je regrette bien de n'être pas près de toi pour t'expliquer tout mais en prenant pour motif les jardins de Schoubra on ferait quelque chose de ravissant.

Le sujet se perd, en l'occurrence, dans la diversité de ses aspects, de même que, chez Henry James, l'image se perd dans le tapis. Ainsi déloigné, le réel donne à voir. Il ne se montre pas.

 

 

Tout, dans la métaphysique nervalienne, favorise l'émergence du dilemne que, dès 1831 dans Nicolas Flamel, le poète thématise sous l'auspice de la parole biblique :

Le laboratoire de Flamel

Pernelle, sa femme : - [...] Et qui sait si cette science n'est pas coupable, si ces instruments ne sont point fabriqués par l'esprit du mal, et propres seulement à nous ouvrir l'Enfer ? - Oh non ! c'est faire injure à mon époux que de le croire ! lui, si plein de vertu, de piété ! et même, sur sa table, - voilà une Bible ouverte, une Bible toute écrite de sa main ! - Lisons ; - cette lecture ramènera le calme en mon esprit. (Elle lit) "Et duxit illum diabolus in montem excelsum et ostendit illi omnia regna orbis terrae..."

Gérard de Nerval, Nicolas Flamel, I, Le laboratoire de Flamel

Et le diable le conduisit sur une haute montagne et lui montra tous les royaumes du monde...

Cf. Luc, IV, 5-6 :

5 - Le diable, l'ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre,
6 - et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes; car elle m'a été donnée, et je la donne à qui je veux.

Matthieu, IV, 8-9 :

8 - Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire,
9 - et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m'adores.

Poussé à bout par ses créanciers, Flamel crie "Malédiction !", et, frappant violemment sur sa table, renverse la Bible qui y est ouverte. Un inconnu paraît, qui se dit Juif frappé d'exil en vertu de l'édit royal porté contre ses malheureux coreligionnaires. C'est Satan. Il tente de séduire Flamel.

Flamel refuse les richesses, les longs jours, les plus rares beautés de l'univers.

Quant aux richesses, - merci. - Quelques écus d'or pour les besoins actuels, - c'est tout. Si j'avais plus, je ne saurais qu'en faire.

Dédaigneux des secrets du Diable, mais désireux de contribuer au progrès de l'humanité, Flamel veut purement et simplement l'omniscience, qui, seule, permettra de briser la chaîne de l'esprit humain :

Flamel : Tu sais qu'une curiosité, qu'un besoin de science insatiable me dévore, que je tends sans cesse avec plus d'impatience la chaîne de l'esprit humain !... Cette chaîne, il faut la briser ! cette fortune injuste envers moi, - ces hommes qui me méprisent...

Il forme là le seul voeu que le Diable demeure incapable de satisfaire :

Satan : Ces connaissances dont tu parles, ce n'est pas de l'Enfer qu'elles émanent : tu peux attendre de nous des secrets, et non des révélations. - Et ne s'agit-il que de t'éclairer les parties encore obscures dans les sciences des hommes, tu conviendras qu'il serait assez plaisant que je concourusse, moi, aux progrès de l'humanité, donnant ainsi des armes contre moi-même.

Abandonnant provisoirement la partie, Satan fixe rendez-vous à son interlocuteur au sommet de la tour Saint-Jacques :

Satan : Quand tu voudras que nous reprenions cet entretien, qui peut-être n'est pas interrompu pour longtemps, monte sur la tour Saint-Jacques ; tu vois, par la tradition, que toute la nuit, j'y règne ; nous y règlerons nos conditions, sans crainte des importuns, et je pourrai de là te dire, en te montrant l'immense horizon qu'elle embrasse : "Tibi dabo potestatem hanc universam et gloriam illorum".

Je te donnerai, à toi, tout ce pouvoir, et la gloire de ceux-là [ces royaumes].

Plus tard, losque un huissier, flanqué de créanciers, se présente afin de saisir les livres de Flamel, celui-ci tente une négociation ultime :

Flamel : Ces livres sont à moi, vous dis-je !... et, d'ailleurs, qu'en feriez-vous ?

Le créancier : Mais nous en tirerons de fort bon parchemin... en grattant.

Flamel : Ah ! c'est trop ! voyez-vous, messieurs, ces livres-là, c'est l'ouvrage de vingt années d'étude, tout mon bonheur, toute mon espérance pour l'avenir. - Je n'en ai point de copie et vraiment, c'est quelque chose de moi-même ! quelque chose de plus précieux que ma chair et que mon sang !

Le créancier, à l'huissier : Continuez.

Flamel : Non, s'il en est ainsi, comptez-moi aussi dans l'inventaire, et vendez-moi !

La loi ne permettant pas de vendre au profit du créancier la marchandise humaine, Flamel, désespéré, exige deux heures de délai. Et si par malheur... car où ne conduit pas la misère ! - Si je devenais un voleur... un meurtrier ? Il se précipite au rendez-vous du Diable.

La tour Saint-Jacques, gravure

Célestin Nanteuil, collection Les rues de Paris ancien et moderne, BNF

Gérard de Nerval, dont les livres constituèrent toujours le seul bien et sont, en quelque façon, les dépositaires de son âme errante, connaîtra plus tard le traumatisme de la perte, voisin en cela de la saisie. Lorsqu'en 1854 il quitte volontairement la clinique du docteur Blanche, faute de domicile pour les conserver, et en guise de dépôt de garantie relatif aux frais de séjour qu'il n'a pu régler, il se voit contraint de laisser ses livres derrière lui : il ne les reverra jamais.

Le geste de Flamel a ceci d'augural qu'il tente de prévenir, en d'autres temps, sur l'autre scène, la catastrophe de 1854. Il éclaire, d'une certaine façon, le dilemne inhérent à la constitution de la métaphysique nervalienne.

Sauver ses livres, pour Flamel, c'est sauver quelque chose de plus précieux que sa chair et son sang, i. e. sauver son âme, et, plus originairement encore, sauver la révélation dont la promesse s'entretient en lui, par lui, et dont l'humanité nourrit l'attente, sans le savoir encore. Mais pour sauver ses livres, Flamel doit se vendre aux créanciers, ou vendre son âme au Diable. Dans un cas comme dans l'autre, jouant à qui perd gagne, il perd. Ce qui lui apparaît sur le théâtre de la révélation comme le rôle de l'ange musicien, et à ce titre, comme la voie du salut - le sien et celui de l'humanité -, lui apparaît aussi, par effet de mise en abîme, comme le rôle de l'ange qui tombe, i. e. comme la voie de sa damnation. Ciel et Enfer s'emboîtent, dans les profondeurs indéfiniment redoublées du drame métaphysique à l'intérieur duquel se joue le sort de l'homme Nerval.

Le texte de Nicolas Flamel fait peur. Daté de 1831, il comporte déjà, dans la bouche de Satan, les mots employés par Nerval dans le dernier texte écrit de sa main, celui du billet, signé Gérard Labrunie, qu'il adresse à sa tante le 24 janvier 1855, l'avant-veille de sa mort : Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.

Satan : Flamel, te répugne-t-il de croire à deux principes contraires, mais égaux en gloire et en grandeur, et dont les symboles peuvent être le noir... et le blanc, la nuit... et le jour ! - Un mont est quelque chose de beau, n'est-ce pas ? un abîme l'est-il moins ?... Où donc est le mauvais, le méprisable ? Au milieu ! c'est ce qui n'est ni élevé ni profond. - Tu as assez de sens pour concevoir mon raisonnement sans que je le développe davantage, et pour arriver de toi-même à cette conclusion, qu'il est deux séjours préférables à celui de la terre : le Ciel et l'Enfer ; et qu'il est deux êtres plus nobles et meilleurs qu'aucun homme ; Dieu - et Satan !

Même injonction contradictoire, même dilemne se retrouvent, et se renforcent de façon terrifiante, dans la représentation doublement sagittale de la chute, initiée successivement par Flamel et par Satan.

Tour Saint-Jacques, photographe inconnu, 1865

Arrivé au rendez-vous du Diable, Flamel songe au suicide. La scène se passe, comme l'indique la didascalie, au sommet de la tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie.

Flamel : - Paris... tout Paris là ; avec son dais de brume déchiré par mille aiguilles ! Là, les misérables entraves où mes pieds sont embarrassés... Ces besoins honteux, ce désespoir de n'atteindre à rien... Cet opprobre et cette boue que le plus vil des hommes peut vous jeter à la face ! et il y faudra redescendre !... Oh ! si je me jetais d'ici à ces flots de toits et de clochers... Cela vaudrait mieux peut-être : je serai mort avant d'être en bas... mort dans les airs ! Mais non ; je m'accrocherais sans doute en tombant, - là, - à ces arêtes de pierre... J'y demeurerais toute la nuit... presque tué, les jambes rompues, et les reins brisés... quelle souffrance !

Puis, au jour, viendrait là-dessous la foule moqueuse... et mes créanciers qui s'écrieraient qu'en disposant de ma vie c'est un vol que je leur ai fait ! - Oh ! non, - non ! suivons plutôt leur conseil... J'aime encore mieux appartenir au diable qu'à un misérable de mon espèce !

Refusant de risquer l'âme de Pernelle, son épouse bien-aimée, que le Diable exige, en sus de la sienne, à titre de caution solidaire, Flamel finalement ne signe pas le pacte. Ce refus suscite la fureur du Diable :

Flamel : Eh bien ! je ne consens point, et tout est rompu.

Satan : Non pas : crois-tu donc que tu m'auras dérangé pour rien, et fait perdre ici mon temps et ma logique ?... Je vais te précipiter du haut de cette tour comme le fils de l'homme, et puis m'emparer de ton âme qui se trouve ici en état de péché mortel.

Flamel : Ah ! maudit ! (Satan le saisit par un bras.)

Satan formule ici une variante du propos qu'il adresse à Jésus dans l'Evangile de Matthieu et dans celui de Luc :

5 - Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple,
6 - et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet ; et ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre.
7 - Jésus lui dit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

Matthieu, IV, 5-6

9 - Le diable le conduisit encore à Jérusalem, le plaça sur le haut du temple, et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas ; car il est écrit :
10 - Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet, Afin qu'ils te gardent ;
11 - et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre.
12 - Jésus lui répondit : Il est dit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

Luc, IV, 9-12

Du récit biblique au récit nervalien, la portée de la scène se trouve considérablement changée. Flamel ne doit pas son salut à sa foi, si l'on entend par là la foi inébranlable du Fils en la bonté du Père. Flamel a douté de Dieu ; fils révolté, il ne se réclame d'aucun père. Il ne doit finalement son salut qu'à Pernelle, l'épouse bien-aimée, dont il choisit de sauver l'âme plutôt que la sienne propre et par là se délivre, au moins momentanément, de l'emprise du Diable. L'oubli de soi, le soin d'autrui, sont dans l'univers nervalien la seule postulation vivable. Gérard de Nerval, narrateur d'Aurélia, ne revit qu'à partir du moment où, dans le cadre de la clinique du docteur Blanche, il se soucie d'un autre pensionnaire, auquel il prête le nom de Saturnin :

Abandonné jusque-là au cercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence. Je me pris à l'aimer à cause de son malheur et de son abandon, et je me sentis relevé par cette sympathie et cette pitié. Il me semblait, placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime, comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l'âme que la parole n'oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C'était l'oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d'un autre.

Gérard de Nerval, Aurélia, II,VI

Habité par l'image de Pernelle, Flamel trouve la force de revenir au Père :

Flamel, faisant avec l'autre bras le signe de la croix : "In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti." (La tour Saint-Jacques devient toute rouge.)

Satan : Ventre-Mahom ! les pieds me brûlent...

Flamel, à genoux et priant, reste sans danger sur la tour, qui refroidit à mesure que Satan s'éloigne.

 

 

Le texte de Nicolas Flamel reste inachevé. La dernière scène conservée se déroule dans un cabaret de la Cité.

Gueux et écoliers chantent des chansons argotiques. C'est la cour des Miracles en raccourci. Tous princes ou voleurs, ils glosent sur le vin et sur la potence :

L'Ecolier : Ne seras-tu pas glorieux de servir de pendants d'oreille à madame la potence ?

Le Compagnon : Voirement !... si elle est ta mère, tu lui fais honneur.

L'Ecolier : Tu voltigeras en l'air comme les anges.

Flamel paraît à la porte : ... j'ai faim ! et point d'argent. A son air, l'Ecolier juge qu'il s'agit de quelque poétiseur en inspiration. - Numine afflatur (il est inspiré par une puissance surnaturelle).

Les gueux nourrissent Flamel : quand vous seriez sec comme un pendu d'été, voici de quoi graisser vos ressorts.

Flamel, en guise de remerciement, use d'un tour de physique amusante pour renouveler sous les yeux de la compagnie le miracle des noces de Cana : du vin de Nanterre, bon seulement à se mettre le gosier en couleur, il fait successivement du vin bourguignon, du champenois, et finalement du vin d'Espagne, véritable ambroisie, comme si le bon Dieu y avait craché !

Seul un Etranger s'étonne dans le cabaret de ce que, dit-il, vous êtes là tous à vous émerveiller de cet homme autant que si c'était le diable !... et, ventre de pape ! il n'y a pas si mince physicien qui ne sache mille tours plus singuliers.

Où est dame Pernelle ? Flamel, s'il n'a déjà signé le pacte, va-t-il s'y résoudre par la suite ? Qui est l'Etranger ?

Le Flamel du cabaret semble constituer par avance un portrait du Gérard de Nerval misérable des dernières années. De façon paradoxale, ce portrait est sans doute plus exact que les tristes clichés réalisés par Nadar, puis Félix Tournachon.

Flamel constate que, même si c'est chose bien honteuse et malséante à un philosophe hermétique, même si de grands esprits se sont vus réduits à des extrémités pareilles, et sans parler du grand Homère, il doit recourir à des tours de physique amusante, autrement dit galvauder son talent, pour survivre. Il traduit sans doute le sentiment de Nerval. Le prix de la survie, c'est la trahison. Autre façon de vendre son âme au Diable. Impossible, en somme, d'éviter la chute.

Flamel ne se jette pas lui-même du haut de la tour Saint-Jacques ; il ne se laisse pas non plus précipiter par le Diable. Mais il se précipite finalement dans les tours de physique amusante, les miracles de pacotille. On ne sait ce qu'il devient.

Nerval se précipite dans les travaux alimentaires. Mais même ce type de précipitation ne nourrit pas. Il se précipite alors, sans le secours de personne, rue de la Vieille-Lanterne. Il conclut ainsi l'histoire de l'Alchimiste. Il se voulait nouveau Nicolas Flamel, bienfaiteur de l'humanité, briseur de chaîne, la chaîne de l'esprit humain !. Il n'est que l'autre Flamel, le double sombre, coupable de n'être que Flamel, coupable de vivre, coupable même d'avoir faim : avoir à rendre compte du pain que l'on mange et de l'air que l'on respire !

La condition de l'artiste dans la société moderne, dit Walter Benjamin, est sans issue. Nerval, dans Promenades et souvenirs, dit avec la pudeur et l'humour qui le caractérisent : Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. Propos d'un lutteur, d'annonce discrète, - de frappe bouleversante, quand on mesure le poids des mots.

Gustave Legray, Tour Saint-Jacques, 1859

 

Bibliographie :

Nerval, Oeuvres : BNF, Gallica (Recherche/Auteur/Nerval)

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

Culture & désaliénation, Sombres aspects... Gérard de Nerval

Nerval et l'expérience du daguerréotype

Mario Roth, Le boulevard du crime, in La Municipalité, Lisieux, 1872

Wikipedia : Nicolas Flamel

Les Figures Hiéroglyphiques attribuées à Nicolas Flamel ; la maison de Nicolas Flamel ; une lettre de Dom Pernety sur Flamel

 

 

 

Mai 2006