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Kandinsky, La Vieille Ville 2, ou Rothenburg ob der Tauber
Vue peinte de mémoire en 1902.

Elle est ensoleillée, et j'ai peint les toits dans un rouge aussi vif qu'il m'était possible à l'époque.

Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure qui était et qui reste la plus belle heure du jour à Moscou. [...] Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste.

Toute ma vie, je n'ai fait que peindre Moscou.

 

1. Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier

Dans Voir l'invisible, Michel Henry dédie un vibrant hommage à Vassily Kandinsky, l'inventeur de la peinture abstraite. Rappelant qu'à Moscou, en 1895, Kandinsky éprouva un choc esthétique décisif devant la Meule de foin de Monet, Michel Henry s'interroge sur le sens que revêt un tel épisode à la fois dans l'histoire du peintre et dans l'histoire de la peinture. Il montre que, même si à l'époque Kandinsky lit Niels Bohr et s'intéresse à la théorie de la relativité, l'épisode de 1895 ne doit rien à la crise de la représentation qui via le cubisme, l'orphisme, le futurisme, le surréalisme, le constructivisme, le cinétisme, le conceptualisme, s'entretient dans la peinture depuis la révolution impressionniste. Face à la Meule de foin de Monet, note Michel Henry, Kandinsky éprouve le choc de la peinture comme expression de la vie.

 

Monet, Meules de foin à la fin de l'été, 1891

 

A la suite de Schopenhauer, et plus originairement d'Aristote, Kandinsky, dans Du spirituel dans l'art (1912), invoque la vie en termes de dunamis, de force, ou de poussée agissante. Observant que la dite force se déploie en tant que telle dans le secret de l'intime, il insiste sur le caractère insigne de l'expression propre à cette dernière.

L'art, note Kandinsky face à la Meule de foin de Monet, constitue le mode d'expression le plus riche et le plus authentique de la vie. L'art est en effet acte pur, i. e. acte d'émotion, - acte de nature spirituelle, d'où invisible pour les yeux, y compris dans les oeuvres qui fixent la mémoire d'un moment de l'âme, mais ne fournissent, malgré les apparences, la représentation de rien d'étant. Qu'on se rappelle, dans un ordre d'idées comparable, la célèbre formule de Magritte : Ceci n'est pas une pipe.

Hautement paradoxal, le propos de Kandinsky marque un tournant capital dans la compréhension du phénomène essentiel et principal obscurément invoqué sous le couvert du mot art. De la genèse de l'oeuvre d'art à la réception de cette dernière, c'est une seule et même force qui invisiblement s'exerce, une seule et même énergie qui invisiblement se déploie, un seul et même ébranlement qui invisiblement se communique. Le reste, i. e. ce que l'on voit, tableaux, statues, monuments, etc., mais aussi couleurs, formes, matières, constitue, sur le mode de l'ombre portée, le témoin d'un tel phénomène, non sa représentation. L'essentiel se joue ailleurs, dans le secret de l'âme.

Michel Henry commente admirablement la pensée de Kandinsky :

Parce que le contenu que la peinture veut exprimer est la vie, c'est à l'intérieur d'un devenir que l'art se situe, c'est cette pulsion de l'Etre en nous à laquelle il appartient et avec laquelle il coïncide qu'il a pour mission de soutenir et de porter à ce point extrême, à ce paroxysme de la vie où la vie fait l'expérience de soi jusqu'à son propre fond, en lequel elle s'abîme dans cet impossible bonheur que Kandinsky appelle l'extase.

Celui qui s'engage dans la voie de l'art ne va donc jamais vers une vérité qui lui serait extérieure, à laquelle il puisse s'en remettre comme à un être stable et indépendant de lui. Qu'il le sache ou non, il a fait un choix, celui de constituer lui-même le lieu de la venue de cette vérité, de lui offrir sa propre substance et sa propre chair pour être sa chair à elle - à elle qui est la Vie, qui ne peut être rien d'autre que la propre vie de l'individu et le degré le plus haut de son accomplissement. Parce que la vérité de l'art n'est qu'une transformation de la vie de l'individu, l'expérience esthétique contracte avec l'éthique un lien indissoluble, elle est elle-même une éthique, une pratique, un mode de réalisation de la vie. Cette connexion intérieure de la vie esthétique invisible et de la vie éthique, c'est ce que Kandinsky nomme le spirituel.

De la voie dans laquelle s'engage Kandinsky à partir de 1895, Michel Henry note qu'elle se déploie à la fois dans le sens du spirituel, entendu au sens le plus radical du terme, et à l'encontre de l'objectivisme grandissant que promeut la science.

L'aboutissement idéologique de cette pensée vouée à l'Extérieur et ainsi privée de l'Essentiel est le naturalisme dont l'art figé et vide du XIXe siècle porte le témoignage accablant, dit Michel Henry. La conséquence pratique en est le matérialisme qui étend à toutes les sphères de la vie la négation de son essence véritable, se proposant ainsi comme une sorte de nihilisme concret dont le vrai nom est la mort.

Telle qu'invoquée dans Du spirituel dans l'art, la démarche engagée par Kandinsky ne revêt toutefois aucun caractère polémique. Initiant ainsi le mouvement de l'encontre, Kandinsky passe presque totalement sous silence le naturalisme, les oeuvres qui s'en réclament (et qui remplissent les musées onéreux que l'idéologie régnante consacre aujourd'hui à leur gloire : la Nouvelle Pinacothèque de Munich, Orsay à Paris - dixit Michel Henry itself.

 

Jules Bastien-Lepage, Les foins, 1877

 

Kandinsky développe en revanche dans Du spirituel dans l'art une superbe théorie de l'art comme révélateur de la vie invisible qui constitue la réalité véritable de l'homme.

L'art accomplit une découverte, une redécouverte proprement inouïe : il place devant nos yeux émerveillés, tel un domaine encore inexploré, de nouveaux phénomènes, oubliés, sinon occultés ou niés. Et ce sont justement les phénomènes qui nous ouvrent l'accès à nous-mêmes, à ce qui seul importe en fin de compte.

Or l'art ne constitue pas seulement une preuve théorique de cette réalité invisible et essentielle de notre être : il ne nous la donne pas à voir comme un objet, il la met en oeuvre, il en est en nous l'exercice, le développement. La certitude qu'il nous procure, nous l'éprouvons comme cela que nous devenons : à la manière dont on éprouve un amour. Parce que l'art accomplit la révélation en nous de la réalité invisible et cela avec une certitude absolue, il constitue le salut et dans une société comme la nôtre qui écarte la vie, soit qu'elle se contente de la fuir dans le monde extérieur, soit qu'elle en prononce la négation explicite, il est le seul salut possible.

Toujours dans Du spirituel dans l'art, Kandinsky, en vertu de la fonction messianique qu'il assigne à ce dernier, souligne qu'il convient d'étendre l'art à la sphère entière de l'activité humaine, à celle de la fabrication des biens matériels d'abord.

La production industrielle des objets doit allier à leur fonctionnalité une dimension proprement esthétique de telle façon que, mise en relation avec notre être dans la consommation ou dans l'utilisation, elle soit pour nous l'occasion d'accomplir notre destination propre.

Kandinsky, à l'invitation de Gropius, rejoint le Bauhaus en 1922. Il y côtoie notamment Paul Klee, avec qui il entretient de nombreuses affinités.

 

Paul Klee, Südliche Gärten, 1919

 

Engagé comme théoricien de l'art et spécifiquement chargé du cours de peinture murale, Kandinsky se heurte rapidement à l'opposition des matérialistes, en particulier à celle de Moholy Nagy et de Meyer, qui, arguant de ce que le Bauhaus est avant tout une école d'architecture, dans laquelle les autres arts, doivent rester subordonnées à cette dernière, tentent de prendre le contrôle de l'institution afin de contrer l'influence, selon eux idéologiquement incorrecte, i. e. non-marxiste, de Kandinsky. Moholy Nagy obtient et exerce la direction du Bauhaus, de 1923 à 1925, date du transfert de l'école, de Weimar à Dessau. Meyer obtient à son tour la direction du Bauhaus en 1928. Kandinsky provoque le départ de Meyer en 1930. Désormais dirigé par Mies Van de Rohe, le Bauhaus quitte Dessau pour Berlin en 1932, date à laquelle les nazis prennent le pouvoir en Saxe-Anhalt. Rosenberg réclame la fermeture de l'institution en 1933. Le Bauhaus est décrété "anti-germanique" et "dégénéré". Auteur d'écrits jugés "anti-germaniques", i. e. non-conformes à l'idéologie nazie, peintre d'oeuvres "dégénérées", russe de surcroît, Kandinsky se réfugie à Paris en 1934. Il y poursuit son oeuvre, jusqu'à sa mort en 1944.

 

Kandinsky, L'élan tempéré, ou Moderate Impulse
Ultime tableau inscrit au catalogue de l'artiste

 

Parce que, sise en la subjectivité et portée par elle, inséparable de son dynamisme et de son émotion, toute objectivité concrète en fin de compte est cosmos, l'univers géométrique du Bauhaus se modifie lentement. La sphère se déforme, s'épaissit, s'allonge, se balance lentement, méduse transparente aux filaments incandescents, caressée par les courants qui montent d'une source sous-marine. Dans ce milieu sans pesanteur où le poids s'est fait légèreté, des formes errent dépouillées de leur substance, corps de lumière, corps glorieux - corps de la vie. Ce sont des formes organiques au chromatisme clair et froid, des sortes d'infusoires, des fragments d'insectes, des ébauches de feuillage - les créatures d'un autre monde, d'une autre nature, qui nous révèlent la nature de toute nature, de tout monde possible, du nôtre aussi par conséquent.

Michel Henry, Voir l'invisible - Sur Kandinsky

 

 

2. Point Ligne Plan

Or l'art ne constitue pas seulement une preuve théorique de cette réalité invisible et essentielle de notre être : il ne nous la donne pas à voir comme un objet, il la met en oeuvre, il en est en nous l'exercice, le développement.

Dans Point Ligne Plan, ouvrage publié en 1922, Kandinsky formule à l'intention des élèves du Bauhaus un ensemble d'observations relatives à l'exercice de l'art. Tirant les dites observations du fonds psycho-biologique inassignable auquel reconduit l'expérience, il évoque l'exercice de l'art de façon extraordinairement vivante. La lecture de Point Ligne Plan soulève l'âme : elle active ou ranime une foule d'intuitions propres à l'enfance et à la pensée sans concept, plus tard oblitérées par le développement de la raison cartésienne.

Kandinsky, dès 1913, évoque ce genre d'intuitions, dans Regards sur le passé. Il parle ici de sa première boîte de peinture :

Ce que je ressentis alors ou, pour mieux dire, l'expérience que je vécus en voyant la couleur sortir du tube, je la fais encore aujourd'hui. Ces êtres étranges que l'on nomme couleurs venaient l'un après l'autre vivant en soi et pour soi, autonome et dotés des qualités nécessaires à leur future vie autonome et, à chaque instant, prêts à se plier à de nouvelles combinaisons, à se mêler les uns aux autres et à créer une infinité de mondes nouveaux.

 

Kandinsky, Eglise à Murnau I, 1910

 

Kandinsky dit des couleurs qu'elles sont sur la palette plus belles que n'importe quelle oeuvre. Nativement absoutes de toute forme, les couleurs de la boîte de peinture se déploient à partir et en direction d'elles-mêmes, dans le cadre d'une compossibilité qu'elles découvrent au fur et à mesure qu'elles l'inventent, laquelle compossibilité, qui ne doit rien à l'arbitraire des délimitations objectives, n'est pas d'ordre spatial, mais d'ordre musical et plus précisément symphonique. Douées d'un pouvoir-être propre, les couleurs vivent par elles-mêmes et pour elles-mêmes le destin de l'être, qui est de s'accomplir sans se laisser derrière soi, conformément au mode de l'être, c'est-à-dire intérieurement, et invisiblement.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Kandinsky dit en en effet que la visibilité de la couleur n'est que son aspect extérieur, tandis que sa réalité véritable demeure invisible. La réalité de la couleur est dans l'émotion qui soulève l'âme, l'âme de l'artiste, et, par effet de propagation, l'âme de quiconque s'entretient dans l'ouvert de l'oeuvre, par conséquent dans l'ouvert du vivant. Identifiant la couleur au son, et rejoignant ici l'intuition du Père Castel, qui parlait du "clavecin des couleurs", Kandinsky observe que les couleurs sont les cordes de l'âme. Elles vibrent, de façon longue ou courte, chaude ou froide, cuivre ou bois, conformément à la nature des phénomènes dont elles constituent insignement l'expression essentielle.

Nous ne doutons pas qu'en principe, dixit Kandinsky dans Regards sur le passé, tout phénomène, sur quelque plan que ce soit, puisse s'exprimer ainsi - par l'expression de son essence intérieure - que ce soit l'orage, J. S. Bach, la peur, un événement cosmique, des maux de dents...

 

Kandinsky, Improvisation 26, 1912

 

Il faut lire, dans Du spirituel dans l'art, les extraordinaires notations dédiées aux couleurs primitives, à ce que Kandinsky nomme leur tonalité fondamentale.

Le jaune, dit Kandinsky, tourmente l'homme, il le pique et l'excite, s'impose à lui comme une contrainte, l'importune avec une sorte de violence insupportable.

Le rouge est sans limites, essentiellement chaud, débordant d'une vie intense et agitée.

Le bleu, qui est chargé de profondeur, de paix, de calme, attire l'homme vers l'infini. Il exprime le désir de pureté, la soif du surnaturel.

Il faut lire également, dans Point Ligne Plan, l'évocation, méthodologiquement indépassable, de la relation que les couleurs entretiennent avec les formes graphiques de base - le point, la ligne -, et avec le Plan Originel.

Kandinsky désigne sous le nom de formes graphiques de base le point, la ligne, ainsi que le cercle, le triangle, le carré, figures issues de l'expansion du point et de la ligne.

Le point, dit Kandinsky, est intérieurement la forme la plus concise. Il marque l'interruption du Non-Etre, et en même temps il est le pont d'un Etre à l'autre. A ce titre, il scelle l'ultime et unique union du silence et de la parole. En lui se réserve la sonorité absolue du il y a ; en lui se déploie, quant au fond de possibilité dont il excipe et en vertu duquel, conformément à la formule leibnizienne, il y a quelque chose plutôt que rien, la résonance princeps.

Le point est, au sens extérieur et intérieur, l'élément premier de la peinture, note Kandinsky. Sa tension vivante intrinsèque suffit en effet à faire de lui cet élément, relativement au fond dont il procède et auquel, par effet de différence, il assigne le statut de Plan. Vue schématiquement, ajoute Kandinsky, une oeuvre pourrait consister, en fin de compte, en un seul point. Le cas le plus simple est celui du point central - du point au centre du plan de base constitué par un carré. C'est ici l'image première de l'expression picturale.

 

Kandinsky, Akzent in Rosa, 1926

 

De la ligne, Kandinsky dit qu'elle est la trace du point en mouvement, donc son produit. Elle est née du mouvement - et cela par l'anéantissement de l'immobilité suprême du point. Ici se produit le bond du statique vers le dynamique. La ligne est donc le plus grand contraste de l'élément originaire de la peinture qui est le point.

Renforcées par la délimitation du plan, les forces ou tensions existentielles qui entraînent la transformation du point en ligne, peuvent être de nature différente. La diversité des lignes dépend du nombre de ces forces et de leurs combinaisons.

Distinguant la ligne droite, la ligne brisée, et la ligne courbe, Kandinsky évoque ici le moment de la morphogonie qui correspond à la naissance de la ligne droite.

Quand une force venant de l'extérieur fait mouvoir le point dans une direction déterminée, se crée la première espèce de ligne qui maintient, inchangée, la direction prise, avec une tendance à continuer vers l'infini.

C'est la ligne droite, présentant dans sa tension, la forme la plus concise de l'infinité des possibilités de mouvement.

Kandinsky observe qu'il existe trois sortes de lignes droites : la ligne horizontale, la ligne verticale, et la ligne diagonale.

La ligne horizontale constitue une base de soutien, semblablement à la surface terrestre, sur laquelle l'homme se meut. A ce titre, elle exprime le possible de la sérénité, i. e. d'un climat affectif stable, ou froid. Le froid et le plat sont les résonances de base de cette ligne.

La ligne verticale, où le plat est remplacé par la hauteur, donc le froid par le chaud, indique la direction du changement, du tumulte des passions, de l'envol.

La ligne diagonale ménage la transition entre le froid et le chaud. Elle réserve, à ce titre, une sonorité de type chaud-froid.

 

Kandinsky, Romantic Landscape, 1911

 

Toutes les autres lignes - ligne droite libre, ligne brisée, ligne courbe - constituent, de façon simple ou complexe, des variantes de ces trois lignes premières. Les différences de leur inclinaison vers le chaud ou le froid définissent leurs sonorités intérieures.

L'ensemble des lignes relatives au Plan Originel détermine, en même temps que la composition de ce dernier, la nature des formes graphiques mobilisées par la dite composition. Nés de la poussée des forces concurrentes, triangle, carré, cercle constituent les figures principales de la ligne.

 

Kandinsky, Composition VIII, 1923

 

Il y a, relativement aux dimensions verticale et horizontale, chaude et froide, du Plan Originel, une relation entre la résonance des formes graphiques et la résonance des couleurs. Ménagé par la ligne verticale, le passage de l'altitude à la profondeur, ou du chaud au froid, correspond, sur l'échelle chromatique, au passage du Blanc au Noir, via les degrés intermédiaires que constituent le Jaune, le Rouge, le Bleu. Ménagé par la rencontre des lignes, le passage de l'angle aigu à l'angle obtus correspond, toujours sur l'échelle chromatique, au passage du Jaune/Orange (angle aigu) au Violet/Bleu (angle obtus), via le Rouge (angle droit). Ainsi ménagé, le système de forces mis en oeuvre, de façon complémentaire ou antagoniste, par les formes et les couleurs se déploie sur une échelle de résonance qui va finalement du Lyrisme froid, expression de l'immobilité calme, au Drame brûlant, en quoi se propage l'onde de choc de l'événement.

Le contact de l'angle aigu d'un triangle avec un cercle n'a pas d'effet moindre que celui du doigt de Dieu avec le doigt d'Adam chez Michel-Ange, dit superbement Kandinsky.

 

Kandinsky, Intime Mitteilung, 1925
Centre Pompidou, La Collection du Musée d'Art Moderne, Kandinsky, reproduction n°59

 

Kandinsky note à propos de l'esprit du temps que l'homme moderne cherche le calme intérieur parce qu'il est étourdi par l'extérieur : il croit trouver ce calme dans le silence intérieur, d'où résulte une tendance exclusive à l'Horizontal-Vertical. Une conséquence logique, ajoute Kandinsky, serait la tendance exclusive au Noir et Blanc, et plusieurs fois déjà la peinture s'est élancée dans cette direction. Alors tout baignerait dans un silence intérieur et seulement les bruits extérieurs ébranleraient le monde. Il faut s'attendre, précise le peintre dans une note sibylline, à une réaction violente contre cette position d'exclusive.

 

Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918

 

Le Carré blanc, aboutissement logique et radical d'un système plastique et philosophique consacrant, selon Malevitch, l'inanité de toute représentation et l'abîme de l'être. "J'ai débouché dans le blanc, camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l'abîme. Devant nous s'étend l'infini." Le Suprématisme, 1919.

 

Couleurs et formes graphiques constituent, selon Kandinsky, l'expression d'une tonalité ontologique dont le Plan Originel, ou P. O., entretient, par effet de champ, la portée dynamique. La dite tonalité se décline, sous le rapport des couleurs et des formes graphiques, en une infinité de résonances possibles, nées de la relation antagoniste ou complémentaire que nourrissent formes et couleurs. Le Plan Originel, qui délimite l'expansion de ces dernières, assure l'équilibre des tensions, nées du jeu des forces concurrentes. Assignant à chaque forme et à chaque couleur la direction de sens dont celle-ci a besoin pour déployer pleinement sa résonance propre, il assure ainsi le déploiement d'une totalité qui, justement en ce qu'elle a d'organique, constitue le lieu de la révélation à la fois la plus originaire et la plus télique : la révélation de l'esprit.

 

Kandinsky, Blue Circle , 1922

 

L'art a, selon Kandinsky, une fonction prophétique, dit Philippe Sers dans la Préface qu'il consacre à Point Ligne Plan. Conformément à l'art byzantino-slave de l'icône, dont il constitue un lointain héritier, Kandinsky assigne à la peinture une fonction mystérique, c'est-à-dire manifestant la réalité d'un fait ou d'une vision inspirée. Il s'agit ici, non plus du Père et de la vision de la Loi, ni du Fils et du fait de la Grâce, traditionnellement figurés par l'art de l'icône, mais de la "troisième Révélation", qui est, pour Kandinsky comme pour les Pères neptiques, maîtres de la spiritualité slavonne, celle de l'Esprit.

 

Icône de Novgorod, Trinité, sans date

 

Tel que le conçoit Kandinsky, l'art rapproche ou devance le moment de l'Esprit, car, dans la mesure où il se soustrait au diktat de la représentation et par là se libère de son inessentielle préoccupation mimétique, il ménage la place nécessaire à l'avénement de l'Esprit. Quand l'art libère l'âme du bruit et de la fureur du monde tel qu'il va, l'Esprit est, là maintenant, sur le mode de la présence constante, silencieusement sensible au coeur.

Nous regardons pétrifiés, dit Michel Henry, immobiles eux aussi ou évoluant lentement sur le fond d'un firmament nocturne, les hyéroglyphes de l'invisible. Nous les regardons : des forces qui sommeillaient en nous et attendaient depuis des millénaires, depuis le commencement, obstinément, patiemment, les forces qui éclatent dans la violence et le rutilement des couleurs, qui déroulent les espaces et engendrent les formes des mondes, les forces du cosmos se sont levées en nous, elles nous entraînent hors du temps dans la ronde de leur jubilation et ne nous lâchent pas, elles n'arrêtent pas - parce que même elles ne pensaient pas qu'il fût possible d'atteindre un tel bonheur. L'art est la résurrection de la vie éternelle.

 

Kandinsky, Le bleu du ciel, 1940

 

La peinture est un art, et l'art dans son ensemble n'est pas une vaine création d'objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et qui doit servir à l'évolution et à l'affinement de l'âme humaine. Il est le langage qui parle à l'âme dans la forme qui lui est la plus propre, de choses qui sont le pain quotidien de l'âme et qu'elle ne peut recevoir que sous cette forme.

Si l'art se dérobe devant cette tâche, ce vide ne pourra être comblé, car il n'existe pas d'autre puissance qui puisse remplacer l'art.

Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l'art

 

Bibliographie

Kandinsky, Point Ligne Plan (1926)
Edition établie, présentée et annotée par Philippe Sers ; texte traduit de l'allemand par Suzanne et Jean Leppien ; éditions Gallimard, collection Folio/Essais, 1991

Kandinsky, Du Spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier (1912)
Traduction française par Pierre Volboudt ; éditions Denoël, 1954

Kandinsky, Regards sur le passé (1913)
Présentation et traduction française par Jean-Paul Bouillon ; éditions Hermann, 1974

Michel Henry, Voir l'invisible - Sur Kandinsky
PUF, collection Quadrige, 2005

 

 

 

Janvier 2006