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Château de Saissac (Aude)
Vue prise dans une salle récemment restaurée

 

Je conserve de mon enfance un souvenir qui me semble important, mais dont le sens m'échappe. Il s'agit d'un souvenir visuel.

Par la fenêtre, je vois une place bordée d'arcades. La fenêtre est haute, située en surplomb. Je me trouve dans une pièce assez sombre. En face de moi, de l'autre côté de la place, il y a, sous les arcades, du soleil, du monde, des tables, des flonflons. De ce côté-ci, la place baigne dans l'ombre. L'autre côté me semble lointain, attirant. La distance est infranchissable.

J'ai interrogé ma mère à propos de cette place. Très surprise, celle-ci m'a répondu qu'il devait s'agir de la place sur laquelle donnait notre maison, à Saissac, dans la Montagne Noire. Elle se souvenait elle-même qu'avant de rejoindre la fête sous les arcades, elle m'avait montré la place par la fenêtre, et que, pour cela, elle me tenait dans ses bras. Elle s'étonnait toutefois que je pusse avoir conservé un tel souvenir, vu que j'avais à l'époque à peine dix-huit mois. Mais elle remarquait dans le même temps que ce souvenir ne pouvait dater d'une époque postérieure, puisque nous avons quitté la maison de Saissac peu après mes dix-huit mois.

J'ai gardé de ce souvenir d'enfance le sentiment de résider côté ombre, et, par suite, de ne pas avoir accès à l'autre côté. Je suppose qu'un tel sentiment procède d'un rapport spécifique à l'espace, précocement induit ou du moins révélé par l'expérience de Saissac.

Là où il y a de l'air, du soleil et de l'herbe, on doit avoir regret de ne point y être (surtout quand on est jeune.), dit Boris Vian dans L'herbe rouge. J'ai retenu de mes lectures adolescentes cette phrase qui évoque, à la façon d'un négatif photographique, à la fois le statut ensoleillé de l'autre côté, et le statut obscur de ce côté-ci, le côté du corps propre, foyer de nostalgie.

J'ai repensé à ce souvenir d'enfance en lisant l'ouvrage d'Israel Rosenfield intitulé L'étrange, le familier, l'oublié - Une anatomie de la conscience. Je me suis demandé d'où vient que j'aie pu, alors que je ne suis jamais retournée à Saissac, entretenir le souvenir de la place aux arcades jusqu'ici.

Israel Rosenfield note que la mémoire naît de la relation existant entre le corps (ou plus précisément les sensations physiques éprouvées à un moment donné) et l'image du corps (résultat de l'action inconsciente par laquelle le cerveau, en rattachant les uns aux autres les changements qui interviennent à tout moment dans les sensations physiques, construit du corps une idée abstraite et générale constamment remaniée). C'est cette relation qui crée le sens du moi ; avec le temps, le rapport de mon corps à ce qui l'entoure gagne en complexité et, parallèlement, la nature de mon moi et des souvenirs que j'en ai s'élargit et s'enrichit elle aussi. Lorsque je me regarde dans le miroir, je me reconnais parce que j'ai de moi une conscience à la fois dynamique et complexe, un sentiment d'identité nourri par la conscience de moi-même. Cela ne tient pas au fait que mes souvenirs existent comme autant d'images conscientes ou inconscientes emmagasinées dans mon cerveau ; en faisant acte de mémoire, je me rattache à moi-même et aux autres, à des expériences passées ou à des stimuli perçus antérieurement. Telle est l'essence même du souvenir : cette base auto-référentielle, cette conscience de soi intrinsèquement dynamique et subjective qui évolue et change sans cesse. De fait, la perception en général, la conscience que nous avons de ce qui nous entoure, s'effectue toujours selon un point de vue particulier et n'est possible qu'à partir du moment où le cerveau crée une image du corps, un moi abstrait qui sert de point de référence.

Je n'ai donc pas emmagasiné le souvenir de la place aux arcades dans un coin de ma mémoire, où ce souvenir attendrait que je le retrouve de loin en loin. Je l'ai incorporé, ou plutôt j'ai prélevé, à même le non-moi dont un jour, à Saissac, la place aux arcades figurait transitairement la réalité mystérieuse, une image de mon corps propre, image en quoi consiste, aujourd'hui comme hier, mon moi, i. e. la conscience que j'ai ici maintenant de ma réalité propre et qui est, en cela-même, ma conscience tout court. Ainsi la place aux arcades fait-elle invisiblement partie d'une manière d'être, d'une disposition psycho-biologique qui oriente mon rapport au monde, en même temps qu'elle se laisse orienter par ce dernier, et qui m'entretient secrètement dans une posture de gentil stationné sur le parvis du Temple, en même temps qu'elle se laisse entretenir par la vue d'autres places, d'autres arcades, d'autres soleils. Réversibilité du laps intérieur : le monde m'espace ; je l'espace ; continuellement.

 

Chirico, L'énigme de l'heure, 1911

 

Concernant l'énigme de l'heure, qui est ici l'heure du moi, Israel Rosenfield note que notre identité, notre personnalité, est l'abstraction réalisée par le cerveau de la totalité de nos souvenirs et de nos expériences. Nous nous reconnaissons comme des personnes à partir de nos rapports aux autres et, à chaque nouvelle rencontre, nous reconstruisons notre identité, de même que nous reconstruisons en permanence les idées que nous nous faisons du monde où nous vivons. L'abstraction de cette reconstruction par le cerveau, la synthèse qui nous permet de reconnaître (et en définitive de comprendre) ce que nous voyons et entendons, c'est tout simplement la mémoire ; et la personnalité, ou l'identité, est la reconstruction analogue d'un je placé dans des situations inédites.

Lorsque je me souviens de la place aux arcades, je ne puis affirmer que je la revois telle que je l'ai vue la première fois, un jour, à Saissac, dans les années profondes. Je mobilise en revanche, afin de m'y retrouver dans la situation présente - comme on mène une opération de reconnaissance en terrain inconnu -, un jeu de cartes mentales, dressées pour la première fois dans l'enfance, puis confirmées au fil du temps par la vue d'autres places, d'autres arcades, d'autres soleils, comparables à ceux de Saissac. Ici non plus qu'ailleurs, la carte n'est pas le territoire. Projections dynamiques des sensations, indique Israel Rosenfield, il existe des cartes des récepteurs tactiles à la surface de la peau, des cartes de la position des membres (proprioception), des cartes pour l'odorat et des cartes pour les différentes hauteurs du son, pour la localisation des sons et leur intensité ; on connaît plus d'une trentaine de cartes visuelles spécialisées dans les formes, la localisation, la couleur, le mouvement.

Dès l'instant que je me souviens, i. e. dès l'instant que les stimuli de la situation présente mobilisent les dites cartes, je puis rapporter la nouveauté de ce que je vois aujourd'hui, entends, hume, touche, goûte, à des catégories telles que la couleur, le son, le parfum, le mouvement, la saveur, etc., identifiées et structurées au fil des expériences passées. Je me souviens ne veut pas dire ici que je retrouve, intacts, le parfum, la couleur et le son du passé, mais que je m'y retrouve dans le présent, parce que j'y retrouve les marqueurs d'une configuration rémanente qui est celle de mon idiosyncrasie.

 

Vue du béal qui court à travers le bourg de Saissac.
Le béal a pour fonction de collecter les eaux de ruissellement issues des flancs de la Montagne Noire. Autrefois destiné à l'alimentation des fontaines publiques, il sert aujourd'hui, dans une contrée très sèche, à l'arrosage des jardins.

 

Le cerveau est une collection de cartes, mais de cartes dynamiques reliées les unes aux autres, entre lesquelles l'information circule sans arrêt. A elles toutes, elles créent des catégories d'information. En définitive, reconnaître des gens, des lieux, des choses, revient à reconnaître non pas des objets particuliers, mais des catégories. Les gens ne sont jamais exactement ce qu'ils étaient l'instant d'avant, les lieux et les choses ne sont jamais vus exactement sous le même angle. Finalement, c'est l'activité globale engagée dans l'élaboration des cartes qui représente l'objet, le monde extérieur et le rapport que nous entretenons avec lui. Je - l'idée que je me fais de moi, mon identité - est en effet tout entier dans mon rapport aux autres et au monde. Et ma capacité à reconnaître tel ou tel objet dépend de mon être même, de mon identité et de mon rapport à elle.

D'où, formulée dans le style de l'épanorthose, cette remarque fulgurante d'Israel Rosenfield :

Paradoxalement, telle que nous la comprenons, l'abstraction de la mémoire est d'une certaine façon extérieure à notre personnalité, bien qu'elle en fasse intégralement partie.

Insistant sur la singularité d'une telle abstraction, Israel Rosenfield observe que ce qui rend la conscience si déconcertante et fait qu'il est si difficile d'en parler tient à son extrême subjectivité, au caractère unique du regard que chacun de nous pose sur le monde. J'évoque ici un souvenir dénué de portée autre que simplement aisthésique, en cela supposé hermétique à tout autre que moi. Que puis-je bien attendre de cette évocation de mon théâtre intérieur, lorsque je la donne à lire, d'où supposément à comprendre et à partager ?

En situation de groupe, remarque Israel Rosenfield, lorsque nous éprouvons avec force l'impression de partager une même émotion à plusieurs, nous sommes à la fois excités et sous le charme de ce sentiment collectif ; l'impression de ne faire qu'un se dissipe toutefois très vite, et longtemps avant de sortir du théâtre chacun aura réintégré sa personnalité propre. Nous pourrons ensuite essayer de nous convaincre mutuellement du caractère tout personnel de nos réactions à ce spectacle, essayer même de nous mettre d'accord, mais au fond nous savons que cette tentative est vaine ; ce qui explique entre autres qu'elle soit si fascinante.

Je ne serai pas, sur ce chapitre, aussi catégorique qu'Israel Rosenfield. Je pense qu'une telle tentative de partage n'est pas vaine, dès l'instant qu'on la replace dans la perspective aristotélicienne dite de l'universalité sans principe.

Ce qui filtre du secret de l'intime tire du sentiment d'étrangeté qu'il suscite sa vertu heuristique, et par là précipite le possible d'une herméneutique, i. e. le possible d'un savoir sans science, sans maître ni leçon. L'expérience, observe Gadamer, se constitue comme un procès dont nul n'est maître.

Je tente de contribuer à ce procès dont nul n'est maître. Israel Rosenfield, quant à lui, contribue à ce procès de façon très riche, puisqu'il relaie et questionne, dans L'étrange, le familier, l'oublié - Une anatomie de la conscience, l'expérience rapportée par de nombreux patients, qui, atteints de cécité, de troubles neurologiques ou psychiatriques, ont construit, de façon chaque fois étonnante, l'image de leur corps propre, et par suite celle du monde auquel ils empruntent la découpe de cette dernière.

La lecture du livre d'Israel Rosenfield est à cet égard saisissante.

Diplômé de Médecine (New York University), docteur en Philosophie (Princeton), Israel Rosenfield enseigne les neurosciences à la City University of New-York.

 

Château de Saissac (Aude)
Vue du paysage environnant

 

Bibliographie :

Israel Rosenfield, L'étrange, le familier, l'oublié - Une anatomie de la conscience, Editions Flammarion, Collection Champs, 2005.

 

 

 

2006