Adrien Goetz
Intrigue à Versailles

 

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Vue du parc de Versailles au lendemain de la tempête de 1999

 

A Versailles, en 1689, l'Ingénu débarque en pot-de-chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez.

Le 22 novembre 1999, Pénélope galope. elle ne voit déjà plus l'entrée solennelle du pavillon Dufour, les marches de pierre grise, la porte des conservateurs et du personnel, les hautes boiseries blanches qui cachent l'ascenseur. Nouveau poste, nouveau lieu, enthousiasme : elle respire l'air glacé du bonheur.

Puis elle découvre ce qu'il y a derrière les portes. L'air du bonheur n'est pas toujours celui qu'on croit. Pénélope, qui apprend vite, cherche en ville un coiffeur sachant lui faire la tête dont elle a besoin, la tête de conservatrice des tissus : dans un nouveau poste, on est toujours un imposteur au début.

Le 25 décembre, Pénélope plafonne.

Pénélope filant, c'est le titre du "cadre rapporté" dans la bordure peinte au-dessus d'elle. Médard a tenu à le lui montrer. Jour férié, le château est vide.

Tandis que l'autre Pénélope, là-haut, continue de filer son attente si longue, Péné, en bas, annonce à son ami Wandrille qu'elle a trouvé enfin son coiffeur.

- Tu n'as même pas remarqué que j'avais fini par trouver un coiffeur. Tu aurais pu me dire ce que tu en pensais.

C'est la nuit du 25 au 26 décembre 1999. La tempête se lève sur Versailles.

- Un coup de peigne avant l'Apocalypse, observe Wandrille à l'intention de Pénélope.

Voilà qui donne le ton, élégant, désinvolte, d'Intrigue à Versailles. Wandrille a le sens de la formule à la bravade, façon dernières marches avant l'échafaud.

Glissant sur le mot de Wandrille, partant, sur le moment historique dont le coup de peigne se souvient et dont il augure aujourd'hui le retour sur le mode des orages désirés, Adrien Goetz invoque sans transition l'oeuvre du roi Louis-Philippe qui a "fait un monument national d’un monument monarchique" ; qui a "mis une idée immense dans un immense édifice" ; qui a "installé le présent dans le passé, 1789 vis-à-vis de 1688, l’empereur chez le roi, Napoléon chez Louis XIV" ; bref, qui a "donné à ce livre magnifique qu’on appelle l’histoire de France cette magnifique reliure qu’on appelle Versailles".

C'était Victor Hugo qui avait écrit cela, observe sybillinement Adrien Goetz.

Le Victor Hugo dont Adrien Goetz s'inspire ici, c'est celui des années 1830, i. e. le chroniqueur des Choses vues, parmi lesquelles l'inauguration du nouveau Musée de l'Histoire de France, créé et installé au coeur du château de Versailles à la demande de Louis-Philippe, le Roi Bourgeois. Mais le chroniqueur des Choses vues, c'est aussi, en 1830, l'auteur du Roi s'amuse, pièce qui fait scandale sur les planches de la Comédie française et qui s'attire une interdiction immédiate.

Adrien Goetz, qui aime à brouiller les pistes, multiplie dans Intrigue à Versailles les références aux aventures des Pieds Nickelés, de Rouletabille, d'Arsène Lupin. Mais il fraie, quant au fond, une démarche identique à celle de Victor Hugo : tandis qu'Adrien Goetz, historien d'art, décline les mots polis des choses vues, Wandrille, alias Adrien Goetz, alias Triboulet, broche les mots assassins du Roi s'amuse.

C'est mutatis mutandis cet effet de bruit dans les choses vues, qu'Adrien Goetz, semble-t-il, a en tête dans Intrigue à Versailles, comme Pénélope, in fine, avait la tête remplie par la cacophonie du déluge. Cette cacophonie, ou, si l'on préfère, ce rigoletto orchestré plus tard par Verdi, voilà le style dans lequel Adrien Goetz compose Intrigue à Versailles, ménageant de la sorte, conformément au voeu de Victor Hugo dans la préface de Cromwell, l'apparente subsomption du sublime par l'éclat coruscant du grotesque.

Du grotesque justement, Victor Hugo, en 1830, dans la célèbre préface de Cromwell, note qu'il s'étale sous d'innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais.

Adrien Goetz, qui semble s'être souvenu de ce trait bien ciblé, le décoche à son tour contre la façade de pierre des mêmes châteaux, celle-là même qui se flatte d'abriter à Versailles les reliques du passé, supposées authentiques, cependant que Versailles, dixit malignement Leone, une amie de Wandrille, aussi mal pensante que lui, c'est le règne de l'authentoc. Une grosse bouse qui pue le neuf.

Concernant le règne de l'authentoc, en exergue d'Intrigue à Versailles via une citation de Viollet-Le-Duc, tout est dit, mais éclairé autrement :

Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné.

On ne mesure la portée de cet exergue qu'après avoir lu l'ensemble du roman : tel que posé par Viollet-Le-Duc et appliqué à Versailles, le principe du rétablissement dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné, comprend sur le mode de la forme causative le possible de tous les Versailles, vus, lus, rêvés ou inventés par Adrien Goetz dans le cadre du polar dédié aux Versailles en question.

 

 

De la réalité présente à l'uchronie en passant par le cinéma, tous les Versailles coexistent dans la profondeur du temps qui vient et qui jour après jour les emporte comme autant de figures provisoires d'un Versailles authentique, lequel demeure inassigné, inassignable, ou reste à venir, et à venir seulement, sur le mode secret de la fin initiale. Le sublime, ainsi conçu, s'entretient dans l'éclat coruscant du grotesque. L'or du salon de l'Abondance se laisse réfléchir par le Rabbit de Jeff Koons.

 

 

Jeff Koons, Salon de l'Abondance, Rabbit ; photo : Laurent Lecat/Edition Xavier Barral

 

Quelque part dans l'inachevé, au-delà du Versailles actuellement présenté au public, et qui est notoirement refait à 75%, il y a le Versailles du film Marie-Antoinette, dans lequel Pénélope, qui galope, pénètre par une porte dérobée, à croire qu'il s'agit de la porte du temps :

Pénélope pousse un cri en ouvrant la porte de la chambre de parade. Les lumières sont tropicales. La reine Marie-Antoinette, un navire, toutes voiles gonflées, piqué dans les cheveux, lui sourit. Un sourire qui se décompose. Pénélope se souvient de ces deux Anglaises, Miss Moberly et Miss Jourdain, qui ont raconté qu'elles avaient remonté le temps au détour d'une allée de Trianon. Versailles est un palais magique, une machine à spectres...

Il y a le Versailles de la nuit, dans lequel Pénélope a rendez-vous avec Wandrille, le soir de Noël :

A cet instant, Pénélope entre dans la galerie des Glaces. Elle tient à la main une lampe-tempête. Elle veut jouir du plaisir d'y être absolument seule, de nuit. Seule, en attendant Wandrille, comme si elle était dans sa salle de bains. Elle a emprunté une lampe de jardinier, qui donne aux peintures et aux sculptures l'allure d'une forêt. Elle a trouvé dans un placard de la conservation une table de bridge [...]. Elle a récupéré deux chaises Louis Ghost - un prototype signé d'un jeune génie, Philippe Starck, qui hésite encore à la commercialiser -, épaves d'un dîner de gala de designers donné cet été dans la galerie des Batailles. Parmi les débris laissés par Nancy Regalado et son équipe de tournage, elle a trouvé des bougeoirs du plus bel effet.

Elle installe une nappe en papier, des couverts en plastique et des gobelets de carton doré avec de petites étoiles bleues...

Il y a le Versailles sonore du gardien Médard, chambre d'écho des présences absentes, du vif qu'on ne voit pas :

Il déclame haut pour faire entendre aux boiseries la première scène de Britannicus. "Errant dans le palais sans suite et sans escorte..." - et les mots entrent dans les murs. Une phrase, pas plus, pour goûter le son. Cela ne prend pas beaucoup de temps, personne ne le saura jamais. Il veut que ça résonne dans la caisse, comme une partition perdue jouée sur une viole ancienne. Les rires du parquet, le cliquetis des gonds qui tournent plus ou moins bien participent au concert.

Il manque les feux de bois, les chandelles consumées des fêtes de la veille, les fleurs et les pots-pourris, l'odeur du cheval sur les bottes. Il manque les chiens du roi et les escadrons de chats, les volières de la cour de Marbre et les petites cages à serins, les chauves-souris lancées comme des balles de ping-pong dans les charpentes de la chapelle. Versailles sans animaux, ça ne vit plus vraiment.

Il y a l'invisible Versailles janséniste que le visible figure sur le mode palimpseste. Wandrille, qui vient d'en retrouver le plan, le commente à l'intention de Pénélope :

Il faut regarder Versailles dans l'autre sens, faire tourner le plan entre ses mains. Le grand axe solaire est-ouest conçu par Le Nôtre empêche de voir cet autre axe majeur, nord-sud. Voulu par Mansart, son rival, sur les conseils de La Quintinie. Les perpectives sont faites pour être renversées. L'axe majeur de Versailles ne passe pas par le cour de Marbre, la chambre du Roi, le bassin de Latone, le Tapis vert et le Grand Canal, ça c'est un leurre, magistral.

- Je n'allais pas aussi loin, tu as peut-être raison. Mansart a fait croire au Roi qu'on bâtissait une orangerie, et ces travaux titanesques ont eu pour effet de créer un autre palais. Tout y est symbole. La grande pièce d'eau creusée par le régiment des Suisses, le jardin potager carré comme celui de Port-Royal, la route de Saint-Cyr qui traverse, un chemin qui lui aussi mène à Dieu.

On saura en lisant Intrigue à Versailles comment et pourquoi M. Lu, milliardaire chinois, veut recréer à Shanghai ce Versailles-là.

Il y a encore, dans les possibles d'un état complet qui n'a jamais existé sinon dans le cadre de l'uchronie, le Versailles des Bourbons, aujourd'hui continué et dédié à la création contemporaine par un monarque ami des arts :

Si la Révolution n'avait pas eu lieu, si les Bourbons régnaient encore, les Grands Appartements de Versailles seraient meublés par Charlotte Perriand ou par Emilio Terry.

 

 

Charlotte Perriand, Chaise empilable, Ombre, édition Takashimaya, 1955, collection Centre Pompidou

 

On saura également en lisant Intrigue à Versailles d'où vient que la Révolution a suivi l'affaire des convulsionnaires de Saint-Médard, et par voie de conséquence comment il se fait qu'aujourd'hui on trouve à Versailles des copies de Riesener en lieu et places des chaises empilables de Charlotte Pierrand.

On ne saura rien en revanche de l'obscur objet du désir que poursuivent à Versailles Pénélope, Wandrille, et Adrien Goetz himself. Où veux-tu fuir ? Le fantôme est dans ton coeur.

Wandrille frétille. Fils du nouveau ministre du Commerce et de l'Industrie, il joue au grand reporter, roule dans une MG "couleur coquelicot", porte des caleçons Brooks Brothers achetés à New York, des écharpes Etro venues de Milan, et ressemble aux jeunes lions de Pérec dans Les Choses.

Pénélope, qui vient du peuple et qui se soucie d'avoir la tête de l'emploi, se souvient la nuit, entre les arbres, près du pavillon de l'ancienne herboristerie du parc de Versailles, que le Petit Chaperon rouge datait à peu près de cette époque. Charles Perrault, comme son frère Claude, l'architecte de la colonne du Louvre, avait grandi dans le jansénisme le plus ardent. La maison dans les bois, les yeux qui brillent dans la forêt. Versailles n'est pas un château sur une place, au bout d'une avenue, dans une ville. Versailles, c'est une lumière au loin, au fond de la forêt, on y arrive par des chemins obscurs et la dernière maison que l'on croise, au moment où l'on se croit sauvée quand on est une petite fille sage, il faut bien réfléchir avant de frapper à la porte, c'est peut-être la cabane où attend le loup.

Surgi de façon ici inattendue, ce motif de la fillette au loup figure dans chacun des romans d'Adrien Goetz et fait l'objet de l'inquiétante nouvelle intitulée Le soliloque de l'empailleur.

De façon passionnante, Adrien Goetz évoque dans Intrigue à Versailles le moment où, après son éradication apparente, le jansénisme devient, par effet de mouvement tournant, le fer de lance de la Révolution à venir, et, de façon dont on ne mesure pas la portée historiale, le sombre précurseur des idéologies de l'homme nouveau. L'histoire des convulsionnaires de Saint-Médard, puis celle de la jeune chinoise trouvée assassinée dans le bassin de Latone, illustrent jusqu'à l'obscène le caractère indéchiffrable du lien que la mystique ou l'idéologie de l'homme nouveau entretient avec la violence.

 

 

Francis Picabia, Danse de Saint-Guy, ou Tabac-rat, 1919-1920, Centre Pompidou

 

Aux gesticulations de la pensée religieusement ou politiquement correcte, diverses autant qu'interchangeables, il semble qu'Adrien Goetz, comme Wandrille, - ou comme Zoran Métivier, conservateur du Centre Pompidou, qui penche quant à lui pour Dada -, préfère superbement le coup de peigne plutôt que rien.

Après nous, le déluge.

De Versailles, il ne resterait bientôt plus que des photos et des films, des gravures et des tableaux, des livres et des guides, des cartes postales et des diapositives, des encadrés dans des manuels d'histoire de 4e et un pastiche absurde, dans la banlieue de Shanghai.

Dada aussi vaut bien une messe. Versailles est où je veux.

- Dada ! Mon Dieu !

Le vif saisit le mort, en attendant l'inverse.

- Un coup de peigne avant l'Apocalypse, suggère tendrement Wandrille à son amie Pénélope. Tu feras bon effet à notre divin Juge.

 

Bibliographie :

Adrien Goetz, Intrigue à Versailles, éditions Grasset, 2009.
Adrien Goetz et Karen Knorr, Le soliloque de l'empailleur, éditions Gallimard, collection Le Promeneur, en collaboration avec le musée de la Chasse et de la Nature, 2008.

A lire également sur La dormeuse :

Adrien Goetz et Karen Knorr, Le soliloque de l'empailleur
Adrien Goetz, Le style de Marie-Antoinette
Adrien Goetz, Intrigue à l'anglaise, ou Adrien Lupin et Arsène Goetz
Adrien Goetz, A bas la nuit !
Adrien Goetz, Une petite Légende dorée
Adrien Goetz, La dormeuse de Naples

 

 

Mai 2009