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Forme vue au bord de la rivière

 

Dans la nature, un peu partout, on voit des traces, des coulées, des trouées soudaines. Dans l'herbe haute, dans les buissons, dans les arbres. Dans les nuages aussi.

Je suis fascinée par ces brêches mystérieuses, qui signalent chaque fois le possible d'une échappée latérale, d'un chemin de traverse, dans le long et lent déploiement de l'étendue.

 

 

D'où vient que dans le libre de la nature sauvage herbes couchées, troncs qui s'inclinent l'un vers l'autre, augurent le possible d'une forme ? D'où vient qu'une telle forme m'apparaisse, en sa découpe de hasard ? D'où vient qu'elle m'appelle, à la façon d'un pont, d'une porte ?

 

 

Au bord de la rivière que je hante depuis toujours, un rai de lumière, qui darde soudain à travers le feuillage, me découvre une allée, encore jamais vue. Elle mène, dirait-on, à une cabane, nichée au fond des bois. Au vrai, mais qu'est-ce que le vrai ? il y a là un amas de branches, flottées par les hautes eaux du dernier hiver.

Ici comme ailleurs, la forme du chemin demeure sans principe. Il y a et il n'y a pas de cabane. Il y a et il n'y a pas de chemin. Il y a et il n'y a pas de forme. Mais, de façon universelle, une telle forme est cause de ce que je me mets en marche. Un chemin semble s'ouvrir. Les jambes répondent à la requête des yeux. Je vais voir.

 

 

En quoi consiste donc la forme du chemin ? Il y faut, semble-t-il, la magie de l'instant qui marie le libre du regard au hasard des choses. Il se produit alors, par effet de champ, une sorte d'accrétion formelle qui n'a rien d'étant, mais qui se vérifie physicaliter par le désir de frayer la voie, d'aller y voir.

 

 

Ce désir-là se traduit, de façon concrète, par la mobilisation simultanée de l'appareil locomoteur et de l'appareil visuel. Une forme m'apparaît ; je la reconnais pour être celle d'un chemin, à ce que j'ai des fourmis dans les jambes. Il s'agit d'une forme dynamique, d'un pattern ou d'un schème d'action, qui me précède et me gouverne.

 

 

Aristote, qui ne parlait pas encore de pattern, dédie à ce phénomène principal la phrase liminaire de la Métaphysique :

Tous les hommes sont orientés par la phusis dans le sens de la vérité.

Il faut entendre ici le mot phusis au sens le plus physique du terme. Ce n'est pas moi qui, requise par quelque forme de hasard, décide d'aller y voir. C'est mon corps, chaque fois, qui mène la danse. Mes yeux voient, et, par effet de court-circuit, mes jambes se meuvent. Et c'est un tel effet de court-circuit qui, de façon concrète, m'oriente dans le sens de la vérité.

Aristote invoque l'effet en question sous l'auspice du mot thaumazein. Certes, il assigne valeur d'exemple à l'effet d'attraction exercé sur chacun de nous physicaliter par la vue du mouvement qui anime les marionnettes. L'exemple fait valoir, de façon spécifique, la valence dynamique de la forme qui se manifeste à la vue d'un objet mobile.  Mais il éclaire par là le secret de la forme qui se manifeste à la vue d'un objet immobile. Laissant augurer qu'il y a, de façon invue, une sorte de mouvement au sein de l'immobilité même, il donne à penser l'apparaître de toute forme comme manifestation de l'Un dans son déploiement physique. Aristote invoque sous l'auspice du mot thaumazein l'éclair de l'Un.

 

 

De façon difficile à traduire, le mot thaumazein désigne, non pas l'étonnement, comme indiqué par la traduction usuelle, mais, à l'infinitif et dans une valence à la fois objective et subjective, le phénomène de commotion, le commouvoir de la phusis, qui veut dans le même temps que les choses tournent leur visage vers moi et que mes yeux et mes jambes me tournent, moi, vers ce visage-là. Le vif de la phusis se déployant et se laissant dire de multiples façons, Héraclite remarque ailleurs que la foudre pilote l'univers.

 

 

Mue par cet effet qui m'électrise, je m'engage dans la trouée lumineuse. Je marche là dans le sens de la vérité.

Il faut oublier ici l'usage habituel du mot sens, qui prête à ce dernier la valeur de "contenu de signification". Il faut oublier également l'usage habituel du mot vérité, qui promeut, de façon sélective, la vérité dite "du jugement", i. e. la vérité comme chose faite - pesée, jugée, mesurée -, sous réserve du possible de l'adéquation entre le chatoiement du divers sensible et les façons a priori de la raison pensante.

 

 

La vérité n'est pas ici dans la chose faite, définie, dénommée, - quelle chose d'ailleurs ? et qu'est-ce qu'une chose ? -, mais dans le déploiement de cette forme sous le rapport de laquelle, quelque part dans le vague déroulement de l'étendue, il y a toujours pour moi un pas à frayer, un chemin qui s'ouvre.

D'où vient concrètement que je reconnaisse la forme du chemin, comme je me souviendrais de quelque chose d'admirable, que j'aurais déjà vu et dont je me souviendrais ? Je la reconnais sans doute, par effet de proprioception, au mode de déploiement qui est le sien dans le secret de l'intime. Je la reconnais, de façon plus secrète encore, aux subtiles variations que son déploiement décline. A ce bougé troublant, qui la fait paraître, ici et là, partout, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. A son aura enfin, insigne et pourtant si exquisement sensible qu'elle reconduit parfois au supplice de la nostalgie.

 

 

Nostalgie, expérience-limite. Mais de quoi ? La question seule vaut. Proche du rien, la nostalgie se découvre forme aussi.

Cependant que je me laisse entraîner sur la pente de la nostalgie, je songe au Bartleby d'Herman Melville, qui dit, en sa façon doucement violente, "plutôt pas", ou "mieux pas". Le mot de Bartleby constitue per se l'écho inverse du fameux "il y a quelque chose plutôt de rien", frappé en 1714 par Leibniz dans les Principes de la nature et de la grâce fondés en raison.

Il y a du Bartleby dans la forme de la nostalgie. Il y a du Leibniz dans la forme du chemin. L'animal humain ne choisit pas les formes qui le meuvent. En quoi, l'ombre d'une raison ? Dans le balancier du plutôt que, lesté dans le sens du quelque chose, on veut croire...

 

 

 

Septembre 2007