Christine Belcikowski

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1834-1855. Jenny Colon, ou un amour de Gérard de Nerval

Rédigé par Belcikowski Christine 1 commentaire

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Gravé par Maleuvre, costume de Jenny Colon (Madame d'Egmont) dans Madame d'Egmont ou Sont-elles deux ?, vaudeville en 3 actes de François Ancelot et Alexis Decomberousse joué pour la première fois à Paris le 25 avril 1833.

« Le théâtre représente le jardin du Palais-Royal, tel qu'ii était en 1764, avec ses grands arbres, ses charmilles , etc. Un bosquet à droite et un autre à gauche, avec table et chaises, etc.

SCÈNE I.

Une foule de promeneurs traverse le théâtre. Le jour est sur son déclin. Mme d'Egmont arrive à son tour : elle est vêtue en grisette de l'époque ; le capuchon d'une mante cache sa figure. Elle se retourne à plusieurs reprises, regarde derrière elle, comme une personne qui craint d'être suivie. Elle passe devant Tavannes, qui entre par l'autre côté, et s'arrête en la suivant des yeux. Elle disparaît dans la coulisse. »

TAVANNES, l'examinant de loin. C'est singulier !.. Plus j'examine cette tournure, et plus il me semble... Ces bruits de sorties mystérieuses... de déguisement... seraient donc réels ? Oh ! mais c'est tout à fait sa taille et sa démarche... Je suis trompé, ou ce simple costume de petite ouvrière cache une haute et puissante dame... » (1)

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Gravé par Maleuvre, costume de Jenny Colon (Madame d'Egmont) dans Madame d'Egmont ou Sont-elles deux ?.

« Le vaudeville, c'est la chambre basse de la littérature dramatique », dit X. B. Saintine dans sa préface aux Œuvres complètes de François Ancelot ; c'est aussi, au moins pour Gérard de Nerval, la chambre basse de l'amour, puisqu'assistant le 25 avril 1833 à la première représentation de Madame d'Egmont ou Sont-elles deux ? il tombe immédiatement sous le charme de Jenny Colon, qui joue le rôle de Madame d'Egmont.

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5 novembre 1808. Naissance de Marguerite Colon. AD62. Boulogne-sur-Mer. Naissances. 1807-1813. Cote : Cote 5 MIR 160/15. Vue 396.

Née le 5 novembre 1808, à Boulogne-sur-Mer, de Jean Colon et de Marie Anne Dejean Le Roy, tous deux artistes lyriques, Marguerite Colon devient comme ses parents artiste lyrique (soprano). Elle débute à l'âge de 14 ans, sous le nom de Jenny Colon, dans les Deux petits Savoyards, comédie de Nicolas Dalayrac en un acte et en prose mêlée d’ariettes du livret de Marsollier, créée en 1789, jouée au théâtre Feydeau en 1822 : « Jeanneton prend sa faucille, La rirette, la rirette, Jeanneton prend sa faucille, pour aller couper du jonc. En chemin elle rencontre, La rirette, la rirette, En chemin elle rencontre, Quatre jeunes et beaux garçons. Etc. ». Mlle Jenny Colon joue ensuite au Vaudeville. Au commencement de 1828, elle part en Angleterre, avec Pierre Chéri Lafont, ancien aide-chirurgien sur le navire l'Héroïne, devenu artiste lyrique (haute-contre) lui aussi. Elle a vingt ans ; lui, trente et un ans. Ils se marient en 1829 à Gretna Green, village du Sud de l'Écosse qui offre alors aux mineurs la possibilité de s'y marier sans autorisation des parents. Elle le quitte dès son retour à Paris, ils obtiennent en 1831 l'annulation de leur mariage. » (2). Devenu plus tard capitaine de cavalerie, le fils né de ce cette aventure, se suicidera à Maubeuge le 10 novembre 1868.

La presse des années 1830 fait à Mlle Colon une réputation des plus légères. La Rampe et les coulisses lui prête ainsi, en 1835, quatre enfants et divers amants :

« Cette jeune personne a eu pour protecteur M. Hoppe (2), un banquier hollandais qui déjà avait offert son coeur à madame Dussert. Un petit accident, fort léger d'ailleurs, un trait d'infidélité de mademoiselle Colon, lui fit perdre l'amour et les billets de banque de son amant. C'est une maladresse ; car, jeune et jolie comme est cette agréable actrice, elle pouvait conserver longtemps encore les faveurs de son riche protecteur, et par le temps qui court, les bonnes occasions sont rares et méritent qu'on les saisisse ; nous connaissons bon nombre de ces dames qui n'agiraient pas aussi légèrement. Mademoiselle Colon a bien senti ses torts, mais il n'était plus temps. Le jeune et brillant fashionable qui fut la cause de sa rupture avec le banquier, l'abandonna bientôt et la laissa dans un état voisin de la misère. C'est alors que vinrent les sages réflexions, et que l'on se prescrivit une nouvelle règle de conduite pour l'avenir. Mademoiselle Colon reçut dans ce temps-là, de [Pierre Chéri] Lafond, les consolations d'un bon camarade ; mais, hélas! au milieu même des sermens d'amour, au milieu des douceurs de l'intimité, les souvenirs du passé revenaient à son esprit avec leur amertume, et le bonheur fuyait.... Plusieurs partis se présentèrent, aucun n'approchait de ce qu'elle avait perdu ; enfin, un Anglais parvint à la tirer de la mélancolie où l'abandon de M. Hoppe l'avait plongée ; mais la liaison dura peu, et elle revint à Lafond, qui se décida à l'épouser en Angleterre (3). De retour à Paris, le mariage fut cassé ; Lafond rentra au Vaudeville, et monta son ménage de garçon avec les meubles dudit Anglais. Mademoiselle Jenny Colon se dirigea vers le Gymnase, où elle a fait les délices des habitués. À voir sa jolie tête et les formes élégantes de cette actrice, on serait loin de penser qu'en 1833, elle est déjà mère de quatre enfans : le fait est pourtant authentique, et cependant elle, n'a que vingt-cinq ans. Nous pensons que si elle veut conserver encore quelques années sa fraîcheur et sa gentillesse, il serait temps qu'elle mît un terme à son heureuse fécondité. » (4)

À noter que cette chronologie des amours de Mlle Colon ne semble pas sûre, car le 28 Sep 1830, Jenny Colon met au mode un enfant baptisé à la Protestant Church de Paris Émile William Colon, qui pourrait avoir pour père, ou bien M. Hoppe réconcilié, ou le « jeune et brillant fashionable qui fut la cause de sa rupture avec le banquier ». Ce flottement dans la chronologie se retrouve chez les historiens de la littérature, qui parlent en 1834 d'une rivalité auprès de Mlle Colon entre Gérard de Nerval et le baron Hoppe.

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25 novembre 1830. Naissance d'Émile William Colon, fils naturel de Marguerite Colon. France, registres protestants de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 1562-1960. Genealogical Society of Utah, 2008. Baptêmes, CP 5, 1828-1832. Familysearch

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25 novembre 1830. Naissance d'Émile William Colon, fils naturel de Marguerite Colon. Registre paroissial de l'église protestante de Paris.

Quoi qu'il en soit de sa vie personnelle, Mlle Colon, dans les années 1830, connaît au théâtre lyrique ses plus grands succès. « Dans Madame d'Egmont, dans la Prima donna, Une fille d'Ève, Madelon Friquet, on ne savait ce qu'on devait admirer davantage, sa beauté splendide ou son talent de musicienne. » (5)

La Revue des deux mondes, qui rend compte, le 1er mai 1836, de la prestation de Mlle Colon dans Sarah la folle ou L'Orpheline de Glencoé d'Albert Grisard, se montre bien plus réservée quant aux mérites de la cantatrice et de la comédienne :

Ce soir-là, Mlle Jenny Colon, prima donna du théâtre des Variétés, débutait à l'Opéra-Comique. Tout ce qu'on peut dire de Mlle Jenny Colon, c'est qu'elle joue assez bien la comédie, pour que la plupart du temps le public ne s'aperçoive pas qu'elle a une voix aigre et dépourvue de toute agilité, et qu'elle chante avec assez de méthode et de goût pour faire excuser sa mignardise et l'afféterie de son jeu. Les dilettanti trouvent que Mlle Jenny Colon est une fort charmante comédienne, et les gens curieux de pantomime parlent beaucoup de son talent de cantatrice ; de cette façon, chacun trouve en elle ce qu'il n'y cherchait pas, et tous sont contens. » (6)

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Le 9 novembre 1837, après la première représentation de Piquillo, pièce d'Alexandre Dumas et de Gérard de Nerval donnée le 31 octobre 1837, avec Jenny Colon dans le rôle de Dona Silvia, Théophile Gautier brosse dans la « Galerie des belles actrices » du Figaro un portrait mémorable de la comédienne :

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Théophile Gautier, « Galerie des belles actrices », in le Figaro : : électeur, juré, contribuable, artiste, financier, auteur, industriel, homme du monde et journaliste, 9 novembre 1837, nº 26. Note 1 au bas de la page du Figaro : « Le rédacteur en chef déclare ne pas assumer la responsabilité de cette opinion de son spirituel collaborateur. Une protestation est déposée aux bureaux du journal. On peut la signer de neuf heures du matin à quatre heures du soir. »

« Mlle Colon a quelque chose de plus choisi et de plus élégant que le type ordinaire de la beauté flamande, rêvé plutôt que copié par Rubens », dit Théophile Gautier. « Elle est forte et grasse, mais il y a loin de cet embonpoint poté et soutenu aux avalanches de chair humaine du peintre. [...]. Elle se rapproche du type vénitien, biondo et grassoto, célébré par Gozzi  »(7). Certaines Madeleines de Paul Véronèse, quelques portraits de Giorgione, la Judith d'Allori (8), rentrent tout à fait dans son type de beauté. »

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Paul Véronèse. Madeleine repentante. Musée du Prado.

« Elle est femme », dit encore Théophile Gautier de Mlle Colon, « femme dans toute l'acception du mot : par ses cheveux blonds, par sa taille fine et ses hanches puissamment développées, par le timbre argentin de sa voix, par la molle rondeur de ses bras ».

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Alphonse Léon Noël (1807–1884). Publié dans L'Artiste, portrait de Jenny Colon en 1837. Château de Compiègne.

Le type « biondo et grassoto » est aujourd'hui passé de mode. Pacôme Thiellement en 2008, dans L'homme électrique. Nerval et la vie, voit Jenny Colon autrement, autant dire plutôt brutta (vilaine) (7), pour reprendre le mot de Carlo Gozzi :

« En 1834, Gérard de Nerval croise pour la première fois le regard de Jenny Colon. C’est à travers la scène du Théâtre des Variétés où, soir après soir, elle se produit. La pièce s’appelle Madame d’Egmont ou sont-elles deux ? Le poète n’a que vingt-six ans et il tombe immédiatement amoureux de cette actrice-cantatrice blanchâtre, grassouillette, notoirement vulgaire, aux légendaires cheveux blonds sales. » (9)

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Réalisé par Jehan du Seigneur(1808-1866), sculpteur, médaillon en plâtre représentant Gérard Labrunie, alias Gérard de Nerval, en 1831. Musée Carnavalet. C'est là le seul portrait qui nous soit parvenu de Gérard de Nerval encore jeune.

Comme Gérard de Nerval, Jenny Colon a vingt-six ans lorsqu'elle se trouve remarquée par le poète, lors de la première de Madame d’Egmont ou sont-elles deux ? en 1833. Bionda et grassota » ou brutta, « petite ouvrière » ou « haute et puissante dame » comme dit Tavannes dans la pièce, ce fut comme une apparition, celle d'une figure possible de cette « haute et puissante dame » dont il rêve d'être l'amant, le féal, et dont il imagine qu'elle aurait peut-être le visage idéalement jeune de Marguerite Marie Antoinette Laurent, sa propre mère, partie à la Grande Armée avec Etienne Labrunie, son propre père, en 1808, soit quinze jours après sa propre naissance, morte à Głogów (Silésie) le 29 novembre 1810 sans qu'il l'ait jamais revue, et dont il ne connaît donc pas les traits. « Le théâtre a cela de particulier », dira plus tard Gérard de Nerval dans son Voyahe en Orient, « qu’il vous donne l’illusion de connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes passions qu’inspirent les actrices, tandis qu’on ne s’éprend guère, en général, des femmes qu’on n’a fait que voir de loin. » (10)

« Oh ! mais c'est tout à fait sa taille et sa démarche... Je suis trompé, ou ce simple costume de petite ouvrière cache une haute et puissante dame... »

Cette actrice, dite Jenny Colon, dénommée au vrai Marguerite Colon, cache-t-elle dans l'imagination de Gérard de Nerval la figure possiblement revenante d'une « haute et puissante dame » nommée Marguerite Marie Antoinette Laurent ? Gageons que Gérard de Nerval, auteur d'une remarquable traduction du Faust de Goethe en 1828, subjugué par la mélancolie du personnage de Marguerite, aura été sensible à cette récurrence d'un prénom chargé pour lui d'une aura poignante.

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Ary Scheffer (1795-1858). Faust et Marguerite au jardin. 1846.

« Pendant des mois, Gérard de Nerval loue la même place, chaque soir au premier rang d'orchestre, et, fasciné, contemple l'actrice sans chercher à l'aborder » (11).

« Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites [la reine de Saba] tourmentait mes nuits [...]. Elle m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l'éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l'amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin dont l’image tourmentait mes journées. Cette Jenny réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait, comme l’immortelle Balkis [nom coranique de la reine de Saba], le don communiqué par la huppe miraculeuse : les oiseaux se taisaient en entendant ses chants. La question était de la faire débuter à l’Opéra. » (12)

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Le Monde dramatique : revue des spectacles anciens et modernes, volume 1, Paris, 1835.

Fondateur du Monde dramatique en 1835 avec Frédéric Soulié, Gérard de Nerval s'attache donc à servir la carrière de l'actrice en publiant à son propos des papiers dithyrambiques, dont ci-dessous, daté du 1er juillet 1735, un article qui célèbre la signature du contrat de Mlle Colon avec l'Opéra-Comique.

« Cette jeune femme au visage ouvert, riant, aimable et resplendissant de bonheur et de gaité, c'est Jenny Colon ; Jenny que l'on vit enfant jolie, fraîche, espiègle, sous l'habit d'un des Petits Savoyards obtenir tant de bravos et de bonbons, sur le même théâtre où douze ans plus tard elle devait recueillir de si beaux et si légitimes applaudissements. Jenny Colon, actrice aimée, applaudie, que les scènes du Vaudeville, des Variétés, du Gymnase ont tour à tour vu grandir, déplier sa voix charmante, et se former à la comédie.

C'est par le rôle d'un des Petits Savoyards que Jenny a débuté au théâtre, et par un rapprochement singulier, le jour même qu'elle reparaissait avec tant d'éclat à ce théâtre où elle avait brillé si jeune, les Petits Savoyards, que l'on donnait ce jour même, semblaient être un hommage rendu à ses premiers succès. On se rappelait avec plaisir cet enfant charmant, car on avait tout le temps du souvenir, en entendant chanter et jouer la pièce comme on la chante, comme on la joue aujourd'hui.

Jenny joua tour à tour dans les Savoyards, Camille, le Sylvain, et en un mot dans toutes les pièces où il y avait un rôle d'enfant à remplir, c'était à la blonde et séduisante Jenny qu'on le donnait.

Ses succès l'appelèrent bientôt au Vaudeville qui sut faire valoir ce jeune talent. Ingénue, charmante et gracieuse, la Laitière de Montfermeil, les Femmes volantes, la Mère au Bal, placèrent cette jeune et jolie actrice au premier rang et lui valurent un engagement au théâtre du Gymnase, brillant alors de toutes nos jeunes réputations. De nouveaux succès la firent envier de tous les théâtres, et celui des Variétés fut assez heureux pour l'enlever à un rival, et lui confier sa fortune et son avenir. Là, qui n'a pas été charmé par la galante comtesse d'Egmont, ou réjoui par la fraîche et belle Madelon Friquet ?

Mais ces succès si francs ne devaient pas s'arrêter là ; cette comédienne si naturelle, si gracieuse, travaillait en silence ; Jenny Colon avait la conscience de sa vocation, et tandis qu'on ne la croyait occupée qu'à aiguiser le refrain épigrammatique du vaudeville, elle travaillait et donnait de la souplesse à cet organe si suave et si ravissant.

Enfin, quand elle se crut en état de briller au premier rang sur la scène où enfant elle avait fait ses premiers pas, elle a demandé entrée à l'Opéra-Comique, son éternel point de mire, et elle y a reçu l'accueil le plus flatteur pour une artiste, les bravos unanimes de tout un public charmé de la revoir dans sa véritable patrie. »

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Gravé par Maleuvre, costume de Mlle Jenny Colon dans Sarah ou l'orpheline de Glancoé.

« C'est dans une pièce nouvelle — Sarah la folle ou L'Orpheline de Glencoé, pièce répétée en 1835, jouée en 1836 —, qu'elle a reparu sur son théâtre où elle vient de prendre place au premier rang. Comme actrice, pleine d'esprit, de grâce et de sensibilité, comme cantatrice, possédant la voix la plus fraîche, la plus jeune, la plus éclatante, elle a prouvé tour à tour qu'elle savait jouer la comédie, et par sa vocalisation, par sa manière de faire le trille, de filer un son, par sa mélodie exquise, elle a prouvé en un mot qu'elle savait chanter.

Mademoiselle Jenny Colon est une heureuse et précieuse acquisition pour le théâtre, car dans le talent de cette jeune et jolie cantatrice réside l'avenir de l'Opéra-Comique. » (13)

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Mlle Jenny Colon dans le rôle de Sarah. In Le Monde dramatique, tome II, 1er juillet 1835.

À force de fréquenter les représentations dans lesquelles Mlle Colon joue et chante, Gérard de Nerval finit un jour par oser lui rendre visite en tant qu'auteur dramatique. L'épisode, peut-être romancé, se trouve rapporté dans les Confessions d'un demi-siècle. 1830-1880 d'Arsène Houssaye et Alexandre Dumas :

« Son rêve le plus obstiné, ce fut Jenny Colon. Éperdument amoureux, il disait que cette Anglaise avait la fraîcheur et le parfum des roses d’Ophélie. Mais elle n’était pas belle, avec sa grâce trop anglaise et son nez en virgule. Gérard était raillé par ses amis qui lui reprochaient son sentimentalisme pour une femme de théâtre qui devait cacher quelques suivants dans ses jupes.

Werther voulut se métamorphoser en don Juan : un beau matin il achète un bouquet d’un louis – c’était alors un beau bouquet —, il le porte lui-même à Jenny Colon. Elle daigne le recevoir à cause de son bouquet, ou elle daigne recevoir le bouquet à cause de Gérard de Nerval. Enivré par les parfums des roses et des lilas, l’amoureux se risque ; il saisit la cantatrice à la ceinture et lui imprime un baiser sur le cou. Voilà qui était bien ; mais, patatras ! la dame le repousse du haut de sa vertu, il fait un pas en arrière et renverse un guéridon qui portait orgueilleusement un cabaret de Sèvres.

C’est tout un drame ; le cabaret éclate en mille morceaux. — Oh ! le criminel, vous ne savez donc pas que ce cabaret de Sèvres m’a été donné par le duc d’Orléans. Gérard veut continuer son rôle de don Juan : — Le duc d’Orléans, qu’est-ce que cela ? je suis fils de Napoléon (14) et je vous donnerai un cabaret impérial.

Mais Jenny Colon connaissait les poètes ; elle tint Gérard à distance, tout en pleurant ses jolies porcelaines de pâte tendre. C’est ici que la comédie tourne au tragique. Le croirez-vous, races futures ! Jenny Colon saisit le bouquet de Gérard et le jette, toute rouge de colère, dans la cheminée, en s’écriant : — C’est ce bouquet qui est cause de mon malheur !

Don Juan redevint Werther : il pleura lui-même pour calmer la tigresse, il lui promit de lui trouver un cabaret tout pareil. — Eh bien, lui dit-elle, ce jour-là tout sera oublié. Ce jour-là ne vint jamais. Il n’y avait pas d’amour ni de poésie au monde qui pût payer ces tasses brisées. Quoi que fît Gérard, Jenny Colon ne lui pardonna jamais. »

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Gravé par Maleuvre, costume de Jenny Colon dans le rôle de Catherine de Turiaf le pendu, vaudeville de Dumanoir et Mallian. 1835.

« Je vis un matin arriver Gérard, les yeux rougis par les larmes. C’était au plus beau temps de sa passion. Jenny Colon qui ne le trompait que trois fois par semaine menaçait de le tromper tous les jours. Devant cette Colonisation il était désespéré, mais silencieux, car il l’aimait trop pour l’accuser. » (15)

D'autres contemporains de Gérard de Nerval disent qu'il aurait connu quelques nuits d'amour — une seule peut-être — auprès de Jenny Colon. D'après Hisashi Mizuno, grand spécialiste de l'œuvre de Nerval, « au début de l'année 1838, Jenny n'aurait pas été farouche envers le critique théâtral [Gérard de Nerval]. À la fin de février, une lettre de Loubens (16) attesterait de leur liaison avancée : "Gérard écrit dans les journaux et couche depuis trois semaines avec Jenny Colon, la grande victoire est remportée" » (17). Mais c'est à cette époque-là aussi que, dans son poème des Vingt ans, Arsène Houssaye situe la fin d'une telle liaison :

                    « Mais d’où vous vient, Gérard, cet air académique ?
                    Est-ce que les beaux yeux de l’Opéra-Comique
                    S’allumeraient ailleurs ? La reine de Saba,
                    Qui du roi Salomon entre vos bras tomba,
                    Ne serait-elle plus qu’une pâle chimère ?
                    Et Gérard me répond que la femme est amère. » (15)

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Revue et gazette musicale de Paris, cinquième année, Paris, Au bureau d'abonnement, 1838, p. 147.

« Le 1er avril 1838, la Revue et gazette musicale fait part du ban de mariage de l'actrice avec Louis Marie Gabriel Leplus, flûtiste de la troupe de l'Opéra-Comique, et le 11 avril a lieu la cérémonie matrimoniale. Remarquons qu'à partir de cette date, il n'y a plus de compte rendu de Gérard qui fasse mention de l'actrice de ce théâtre. En somme, ces diverses circonstances peuvent témoigner d'un rapport plus ou moins amoureux entre Gérard et Jenny dans les premiers mois de 1838, mais après le mariage de l'actrice, leur liaison paraît rompue définitivement. » (17)

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11 avril 1838. Mariage de Marguerite Colon et de Louis Marie Gabriel Leplus. État-civil reconstitué de Paris. Mariages. V3E/M 221.

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Statuette de Jenny Colon, Mme Leplus (1808-1842), cantatrice et actrice, par Jean Pierre Dantan (1800-1869), dit Dantan Jeune. Musée Carnavalet.

Gérard de Nerval a écrit une vingtaine de lettres d'amour, non datées, probablement jamais envoyées, aujourd'hui publiées sous le titre Un Roman à faire. L'auteur projetait en effet de les publier sous la forme d'un roman épistolaire et il en a repris divers passages dans plusieurs volumes de son œuvre.

Dans ces lettres d'amour, Gérard de Nerval ne nomme pas sa correspondante, mais l'appelle « Madame » : « Madame, ne craignez pas de me voir ! Vous le savez, je suis timide en face de vous, vous avez tout pouvoir sur moi et ma passion elle-même n'ose, en votre présence, s'exprimer que faiblement. »

Voici le texte de la première lettre, reproduit ci-dessous in extenso. Une telle lettre, si l'on tient que « Madame » ait pu être un double de Jenny Colon, éclaire d'un jour à la fois triste et drôle l'histoire des amours que Gérard de Nerval a cru pouvoir nouer avec cette « Madame ». Elle donne à lire la duplicité dont « Madame » fait montre à l'endroit du « malheureux », du « rêveur », qui l'aime « si follement » : « un sourire, un serrement de main, une douce parole » de façon mi-prude mi-coquette, mais pas le moindre frémissement quand le poète lui dit « des choses qui lui tenaient tellement au cœur « qu'il me semblait », dit-il, que « j'en arrachais des fibres en vous parlant » ; et ladite « Madame » se laisse parallèlement visiter par de mystérieux « autres » dont le poète lui-même semble ne pas ignorer le statut d'« ennemis » de son amour. La même lettre donne à lire aussi la sincérité maladroite du poète, qui, assuré du « résultat d'une démarche qu'il peut faire » pour la jeune femme —, et fier de lui apprendre ainsi « sur quel bras il faut compter », se perd en protestations de ce qu'il n'est ni « un enfant », ni un « jaloux, ni un « violent », ni un fou. Et il se perd encore en formules de contrition concernant le tort qu'il a eu de mendier une miette d'amour pour prix de sa soumission et de son abnégation.

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Costume de Madame Jenny Colon-Leplus dans La reine d'un jour, opéra-comique de Scribe, Saint-Georges et Adam.

Lettre I

« Ah ! je suis bien puni de mes exigences ! Vous m'en avez cruellement puni ! Pourquoi vous ai-je dit une seule fois ce que j'avais fait pour vous ? Pourquoi me suis-je vanté d'un passé qui n'est plus et auquel vous ne devez rien ? Une femme aime à donner plus qu'elle ne reçoit, et ce n'est pas à elle qu'appartient la reconnaissance. Qu'ai-je fait pour vous, mon Dieu ?... Un sourire, un serrement de main, une douce parole valaient cent fois mes peines et j'ai eu tout cela de vous. Soyez tranquille, je suis assez humilié ! et je ne songe plus à me faire des titres que dans le présent et dans l'avenir.

Qu'elle est bonne et douce votre lettre, quand je songe à mes torts ! mais qu'elle est polie et mesurée ! Vous étiez bien calme en l'écrivant ! Ah ! pauvre chère lettre ! C'est mon seul trésor d'amour pourtant ! et je suis bien forcé de me faire une bien grande illusion pour trouver en elle un espoir.

Madame, ne craignez pas de me voir ! Vous le savez, je suis timide en face de vous, vous avez tout pouvoir sur moi et ma passion elle-même n'ose, en votre présence, s'exprimer que faiblement. Je vous ai raconté mes angoisses avec le sourire sur les lèvres, de peur de vous effrayer ; je vous ai dit avec calme des choses dont vous n'avez pas frémi et qui me tenaient tellement au cœur qu'il me semblait que j'en arrachais des fibres en vous parlant. Il semblait que je fisse pour ainsi dire l'analyse et la critique de mes émotions les plus chères, il semblait que je parlais d'un autre et que je disais : "Voyez ce malheureux, voyez ce rêveur, qui vous aime si follement !"

« Je vous jure que vous ne risquez rien à m"écouter : votre regard est ce qu'il y a pour moi de plus doux et de plus terrible. Ce n'est que loin de vous que je suis violent et que je me livre aux idées les plus extrêmes. Madame, vous m'avez dit qu'il fallait trouver le chemin de votre cœur... Eh bien, je suis trop ému pour chercher, pour trouver... Ayez pitié de moi, guidez-moi ! Je ne sais ; il y a des obstacles que je touche sans les voir, des ennemis que j'aurais besoin de connaître. Il y a quelque choses, ces jours-ci, qui vous a changée à mon égard... Éclairez-moi dans ces détours, où je me heurte à chaque pas. M'avez-vous cru injuste, intolérant, capable de troubler votre repos par des folies ? Hélas ! vous le voyez, je raisonne trop juste, je juge trop froidement les choses et vous avez eu bien des preuves de mon empire sur moi-même. Suis-je un enfant ? quoique je vous aime avec toute l'imprudence d'un enfant ! Non, je suis un homme calme et qui raisonne la passion. Je suis un homme honorable et digne en tout de votre préférence ; je suis capable de vous faire respecter aux yeux de tous ; je suis digne de votre confiance et, désormais, tout mon sang est à vous, toute mon intelligence s'emploiera pour vous servir. Jamais une femme n'a rencontré tant d'abnégation jointe à quelque importance réelle et toutes en seraient flattées. Maintenant, je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Admettez une épreuve. Il faut un homme bien épris pour qu'il ne recule pas devant une question de vie ou de mort. Si vous voulez savoir jusqu'à quel point vous êtes aimée ou estimée, le résultat d'une démarche que je puis faire vous apprendra sur quel bras il faut compter. Si je me suis trompé dans toutes mes suppositions, rassurez-moi, je vous en prie ! épargnez-moi quelque ridicule et, avant tout, celui de me commettre avec quelqu'un dont l'humiliation même n'aurait rien de satisfaisant pour ma vanité.

Vous allez me juger bien mal ; vous allez me croire jaloux et violent. Non, je vous l'ai dit : un mot de vous peut calmer mon esprit, une bonne raison me trouvera sans réponse, une confidence me trouvera résigné. Je vous aime autrement que les autres, moi. C'est votre âme que j'aime avant tout. J'ai eu des raisons pour espérer d'y avoir fait un peu d'impression et peut-être, en vous consultant bien, la reconnaîtriez-vous plus profonde qu'il ne vous semble. Si cela n'était pas, il faudrait désespérer de la puissance de l'âme humaine et de la bonté de Dieu ! » (18)

La lettre reproduite ci-dessus n'a sans doute, comme on sait, jamais été envoyée. Mlle Colon eût été de toute façon bien étonnée de recevoir une déclaration telle que « Je vous aime autrement que les autres, moi. C'est votre âme que j'aime avant tout ». Mauvais plan pour une femme de mœurs légères, une collectionneuse d'amants !

Daté de 1841, écrit probablement dans la maison du Docteur Blanche à Montmartre où il a été hospitalisé en mars, un billet de Gérard de Nerval à Théophile Gautier comporte six sonnets mystérieux, dédiés chacun à une femme, dont l'un à « J–Y Colonna ». Le poète reprendra ces six sonnets, compris sous le titre les « Chimères », dans les Filles du feu, ouvrage publié en janvier 1854. Voici le texte du sonnet dédié en 1841 à « J–Y Colonna ». C'est celui que Gérard de Nerval intitulera « Delfica» dans les Filles du feu. « Quant à Jenny Colon dont le nom est crypté par discrétion, elle cache Francesco Colonna, l’auteur du Songe de Poliphile, œuvre étrange de l’amour mystique, avec qui Gérard de Nerval cherche à rivaliser littérairement. » (19)

« A J.-Y. Colonna

La connais-tu, Daphné, cette vieille romance
Au pied du sycomore... ou sous les mûriers blancs,
Sous l'olivier plaintif, ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour, qui toujours recommence ?

Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,
Et la grotte fatale aux hôtes imprudents
Où du serpent vaincu dort la vieille semence ?

Sais-tu pourquoi, là-bas, le volcan s'est rouvert ?
C'est qu'un jour nous l'avions touché d'un pied agile,
Et de sa poudre au loin l'horizon s'est couvert !

Depuis qu'un Duc Normand brisa vos dieux d'argile,
Toujours sous le palmier du tombeau de Virgile
Le pâle hortensia s'unit au laurier vert. »

Gérard de Nerval emprunte dans ce poème, dit Corinne Bayle (19), « la voix anonyme du mythe ». Daphné (en grec Δάφνη, laurier) se trouve poursuivie par Apollon en vertu de la flèche d'Éros. Lassée des poursuites d'Apollon, elle obtient de Pénée, dieu fleuve de Thessalie, son père, qu'il la transforme en laurier. Reste à Apollon le soin de la chanter. Détaché de son contexte personnel, le poème de Gérard de Nerval projette l'histoire de sa rencontre avec Jenny Colon dans le paysage d'un moment — « Un jour...» — qui, non seulement ne passe pas — « Toujours... », mais se déploie sur le mode d'un commencement qui ne se laisserait jamais lui-même derrière soi — « Depuis que... » —, ou sur le mode d'une « vieille romance » qui ne laisserait pas d'être, chaque fois qu'on l'entend, « cette chanson d'amour » qui pour vous comme pour moi chaque fois « recommence ». En la personne de Jenny Colon, Gérard de Nerval continuait d'aimer, au demeurant, une chanteuse.

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Joseph Wright of Derby (1634-1797). Le Tombeau de Virgile : soleil perçant un nuage. Version de 1785. Ulster Museum. Belfast.

Inspiré de la chanson de Mignon dans le Wilhelm Meister de Goethe — « Connais-tu le pays où le citron fleurit... ? » —, le poème de Gérard de Nerval l'est aussi de l'Hypnerotomachia Poliphili (le Songe de Poliphile) de Francesco Colonna, dans la mesure où il intéresse un moment d'amour qui, quoique passé, se reproduit à l'identique sur la scène du rêve — « là-bas, le volcan s'est rouvert ». Mais, là où Poliphile comprend in fine qu'il s'agissait seulement d'un rêve, celui qui interpelle Daphné dans le poème de Gérard de Nerval, demeure ancré dans sa vision et comme passé de l'autre côté du miroir. « Toujours sous le palmier du tombeau de Virgile / Le pâle hortensia s'unit au laurier vert. »

Dans la correspondance de Gérard de Nerval, telle que recueillie par Jules Marsan, figure encore un poème intitulé « Madame et souveraine ». Non daté, il semble cependant, à différents détails, appartenir aux dernières années de la vie et de l'œuvre du poète, retrouvé mort, pendu, le 26 janvier 1855 à Paris, dans la rue de la Vieille-Lanterne.

« Madame et souveraine,
Que mon cœur a de peine...
Ainsi disait un enfant chérubin :
Madame et souveraine,
Que mon cœur a de peine...

Cette nuit, je ne sais trop pourquoi, ce refrain
A trotté dans ma tête et m'a laissé tout triste...
J'ai des torts envers vous... mais de ces torts d'artiste
Que l'on peut pardonner de la main à la main.
Je suis un fainéant, bohème journaliste,
Qui dîne d'un bon mot étalé sur son pain.
Vieux avant l'âge et plein de rancunes amères,
Méfiant comme un rat, trompé par trop de gens,
Ne croyant nullement aux amitiés sincères,
J'ai mis exprès à bout les nobles sentiments
Qui vous poussaient, madame, à calmer les tourments
D'une âme abandonnée au pays des misères.
Daignez me pardonner cet essai maladroit...
Vos lettres m'ont prouvé que dans cette bagarre,
Vous possédiez l'esprit qui marche ferme et droit,
Vous voulez votre dû, mot grotesque et barbare,
Que l'on n'accepterait jamais au Tintamare... (20)
Mais il paraît qu'il faut payer ce que l'on doit.
Vous aurez donc, madame, et manuscrits et lettres,
Doucement ficelés dans un calicot vert,
Car ma plume est gelée aux jours noirs de l'hiver.
Sans feu dans mon taudis, sans carreaux aux fenêtres,
Je vais trouver le joint du ciel ou de l'enfer,
Et j'ai pour l'autre monde enfin bouclé mes guêtres.
J'ai fait mon épitaphe et prends la liberté
De vous la dédier dans un sonnet stupide
Qui s'élance à l'instant du fond d'un cerveau vide...
Mouvement de coucou par le froid arrêté :
La misère a rendu ma pensée invalide !

SONNET

Il a vécu, tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux, insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur, comme un triste Clitandre.
Un jour, il entendit qu’à sa porte on sonnait ;

C’était la Mort. Alors, il la pria d’attendre
Qu’il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis, sans s’émouvoir, il s’en alla s’étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l’histoire ;
Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire ;
Il voulait tout savoir, mais il n’a rien connu ;

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d’hiver, enfin, l’âme lui fut ravie,
Il s’en alla, disant : « Pourquoi suis-je venu ? » (21)

À partir de 1847, Gérard de Nerval sombre dans une détresse matérielle et une fatigue morale grandissantes. Hospitalisé en 1853-1854 dans la clinique du docteur Blanche à Passy, le poète obtient d'en ressortir en octobre 1854, malgré les vives inquiétudes formulées par le docteur Émile Blanche. Alors totalement démuni, il compte pour survivre sur la publication de ses textes récents. Mais, diminué par sa maladie, sale, mal vêtu, il peine à convaincre des éditeurs qu'il effraie. La composition de « Madame et souveraine » date probablement des derniers mois de l'année 1854, mois durant lesquels Gérard de Nerval vit à la cloche de bois.

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Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910). Photographie de Gérard de Nerval dans ses dernières années.

Dans « Madame et souveraine », le poète se dit « une âme abandonnée au pays des misères », car sa « plume est gelée aux jours noirs de l'hiver » et il vit désormais « sans feu dans son taudis, sans carreaux aux fenêtres ». « Je suis un fainéant » — au sens premier : qui a fait « néant » —, ajoute-t-il...

« Je suis un fainéant, bohème journaliste,
Qui dîne d'un bon mot étalé sur son pain.
Vieux avant l'âge et plein de rancunes amères,
Méfiant comme un rat, trompé par trop de gens,
Ne croyant nullement aux amitiés sincères... »

... « ne croyant nullement aux amitiés sincères », mais croyant seulement encore un peu aux « nobles sentiments / qui vous poussaient, madame, à calmer les tourments / D'une âme abandonnée au pays des misères ». Hélas, c"était naguère, ou plutôt jadis, car « Madame », s'il s'agit de Jenny Colon, est morte, comme il sait, le 5 juin 1842, il y a douze ans déjà. L'icône, elle-même, s'est au fil du temps quelque peu dédorée. Au début de son poème, le « fainéant, bohème journaliste » se souvient d'un « refrain qui a trotté dans sa tête et qui l'a laissé tout triste » :

« Madame et souveraine,
Que mon cœur a de peine...
Ainsi disait un enfant chérubin :
Madame et souveraine,
Que mon cœur a de peine... »

Mais, au décours du poème et sans doute aussi au cours du temps qui a passé depuis 1842, le « Madame » a perdu sa majuscule initale :

« J'ai mis exprès à bout les nobles sentiments
Qui vous poussaient, madame, à calmer les tourments
D'une âme abandonnée au pays des misères. »

En 1841, le poète questionnait encore Daphné au présent :

« La connais-tu, Daphné, cette vieille romance
Au pied du sycomore... ou sous les mûriers blancs,
Sous l'olivier plaintif, ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour, qui toujours recommence ? »

En 1854, le poète parle seulement à « madame » de lui rendre son « dû », non les lettres qu'elle ne lui a pas écrites, mais celles qu'il lui a dédiées, sans jamais les lui avoir envoyées.

« Vous voulez votre dû, mot grotesque et barbare,
Que l'on n'accepterait jamais au Tintamare...
Mais il paraît qu'il faut payer ce que l'on doit.
Vous aurez donc, madame, et manuscrits et lettres,
Doucement ficelés dans un calicot vert. »

colon_tombe.jpg

Tombe de Marguerite Jenny Colon-Leplus au cimetière Montmartre.

Dans la tombe où elle reposait depuis douze ans déjà, Marguerite Jenny Colon-Leplus, alias « Madame », n'a pu recevoir « manuscrits et lettres, / doucement ficelés dans un calicot vert». Et lesdits « manuscrits et lettres, / doucement ficelés dans un calicot vert» ont été découverts dans les papiers posthumes de Gérard de Nerval.

« À la poste d'hier tu télégraphieras... », dira plus tard Robert Desnos.

« À la poste d’hier tu télégraphieras
que nous sommes bien morts avec les hirondelles.
Facteur triste facteur un cercueil sous ton bras
va-t’en porter ma lettre aux fleurs à tire d’elle.

La boussole est en os mon cœur tu t’y fieras.
Quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !

C’est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,
Ton regard le plus beau ne fut qu’un accessoire
de la machinerie étrange du bonjour.

Adieu ! Je vous aimai sans scrupule et sans ruse,
ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse annonce le retour. » (22)

Jenny Colon est morte à l'âge de 34 ans le 5 juin 1842, épuisée, dit-on, par une suite de grossesses trop rapprochées. On ne sait pas exactement combien d'enfants elle a mis au monde. Les contemporains lui prétaient déjà à l'âge de 25 ans quatre enfants. On remarque dans l'État-civil reconstitué de Paris divers noms d'enfants dont elle a été ou a pu être mère, sachant qu'à l'époque reonstituée, seul figure sur l'acte de naissance le nom patronymique de l'enfant, point celui de ses parents. Quelques cas, empruntés à l'État-civil reconstitué de Paris, fichier naissances V3E/N 528, de Colomier (1817) à Colonelle (1784) :

Pierre Chéri Lafont, ou Eugène Rodolphe Légé Lafont ? né le 29 février 1828. Vue 11.
Émile William Colon, « actuellement Leplus », né le 28 septembre 1830. Vue 13.
Auguste Guillaume Colon, « reconnaissance », né le 2 février 1832. Vue 14.
Louis Gabriel Clair Colon, né le 18 mai 1833 ?. Vue 15.
Auguste Colon, actuellement Carpentier, légitimation, né le 17 novembre 1834. Vue 17.
Marie Colon, née le 18 septembre 1835 ? Vue 19.
Jules Emmanuel Colon, né le 6 février 1836 ? Vue 20.
Sophie Marie Colon 17 août 1837 ? Vue 22.
Louis François Colon 17 sept 1838 ? Vue 23.

« Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d’hiver, enfin, l’âme lui fut ravie,
Il s’en alla, disant : « Pourquoi suis-je venu ? »

Gérard de Nerval, lui, n'a eu aucun enfant.

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1. François Ancelot et Alexis Decomberousse. Madame d'Egmont ou Sont-elles deux ?, acte I, scène 1. Le Magasin Théâtral, Paris, Imprimerie de J.-R. Mevrel, 1833.

2. William Williams-Hope, dit William Hope ou le baron Hope (1802-1855), anglais d'origine néerlandaise, naturalisé français en 1848 ; héritier d'une grande fortune issue de la banque d'Amsterdam, collectionneur de tableaux, propriétaire à Paris de l'hôtel de Florence, rue Neuve-des-Mathurins (VIIIe), puis de l'hôtel de Monaco, rue Saint-Dominique (VIIe) ; membre du Jockey Club ; notoirement connu pour avoir dispensé ses largesses à diverses comédiennes des théâtres parisiens.

3. Galerie historique des acteurs français, mimes et paradistes qui se sont rendus célèbres dans les annales des scènes secondaires depuis 1760 jusqu'à nos jours, par E. Dis de Manne et C. Ménétrier, Lyon, N. Schering, Éditeur, 1877, p. 340.

4. Léonard de Géréon, La rampe et les coulisses. Esquisses biographiques des directeurs, acteurs et actrices de tous les théâtres, Paris, chez tous les marchands de nouveautés, 1832, p. 209.

5. Galerie historique des acteurs français, mimes et paradistes qui se sont rendus célèbres dans les annales des scènes secondaires depuis 1760 jusqu'à nos jours, p. 341.

6. Revue des deux mondes, tome VI, 4e série, Paris, Au bureau de la Revue des deux mondes, 1846, p. 377.

7. Carlo Gozzi (1720-1806), aristocrate vénitien ruiné, connu pour ses comédies satiriques et pour ses Mémoires inutiles, ouvrage dans lequel, au chapitre IX, il évoque une « giovine » (jeune) femme « biondina, grassotta » (blonde, bien en chair), ajoutant par antiphrase qu’elle était « non brutta » (pas vilaine).

8. Cristofano Allori (1577-1621), peintre florentin, élève et continuateur d'Agnolo di Cosimo, dit Bronzino.

9. Pacôme Thiellement, L'homme électrique. Nerval et la vie, éditions MF, 2008, p. 12.

10. Gérard de Nerval, Voyage en Orient, I. Les femmes du Caire. Druses et maronites, III. Le harem, V. L'aimable interprète, Paris, ancienne maison Michel Lévy Frères, 1885.

11. Guy Godlewski (1913-1983), Ces grands esprits fragiles,Robert Laffont, Paris, 1983.

12. Gérard de Nerval, Petits Châteaux de Bohème, III. La reine de Saba, Paris, Eugène Didier, 1852, p. 19.

13. Le Monde dramatique : revue des spectacles anciens et modernes, tome II, Paris, 1er juillet 1835, p. 345.

14. Arsène Houssaye, dans ses Confessions d'un demi-siècle, dit de Gérard de Nerval qu'il avait une « figure à la Napoléon ». Plus tard, dans ses moments de délire, Gérard de Nerval se déclarera encore fils de Napoléon.

15. Arsène Houssaye et Alexandre Dumas, Confessions d'un demi-siècle. 1830-1880, tome I, Paris, E. Dentu, 1885 ; BnF collection ebooks, 2015.

16. Victor de Gounon Loubens (1811-1892), polytechnicien, voyageur en Allemagne et en Italie à la Villa Medicis, élève d'Ingres à Paris, copiste de toiles célèbres, ami de Théophile Gautier, de Viollet-le-Duc, et de Gérard de Nerval qui lui a écrit deux lettres considérées comme parmi les plus importantes écrites par ce poète.

17. Hisashi Mizuno, La formation d'un mythe de l'actrice. La recherche documentaire dans le cas de Jenny Colon auprès de Gérard de Nerval.

18. Gérard de Nerval, Correspondance (1830-1855), avec une introduction et des notes par Jules Marsan, Paris, Mercure de France, 3e édition, 1911, p. 265.

19. Corinne Bayle, « Un billet de Gérard de Nerval à Théophile Gautier [1841] : les énigmes du poète au cachot », in Correspondance et poésie. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011.

20. Le Tintamarre (avec un seul 'r' pour rimer avec « barbare »), hebdomadaire satirique français publié entre 1843 et 1899, sorte d'ancêtre du Canard enchaîné.

21. Gérard de Nerval, « Madame et souveraine », in Correspondance (1830-1855), avec une introduction et des notes par Jules Marsan, p. 254 sqq..

22. Robert Desnos, « Les Gorges froides », in

21. Robert Desnos (1900-1945), « Les Gorges froides », in

21. Robert Desnos, « Les Gorges froides », in C'est les bottes de 7 lieues cette phrase « Je me vois », 1926 ; poème repris dans Destinées arbitraires, Poésie/Gallimard, 1975.

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1 commentaire

#1  - Bertrand dumons a dit :

Très intéressant bien documenté. J’attends la suite avec vos commentaires sur le roman Aurélia…
Merci
Bertrand

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